(extrait) "Quelque chose noir" de Jacques Roubaud

Par Zone Littéraire De Vanessa Curton

Univers

" "Elle est vivante". j'imagine que cette proposition, fausse dans mon univers, est vraie dans cet autre, l'univers (fictif) de sa vérité.

(...) "

Je voulais détourner son regard à jamais

"Je voulais détourner son regard à jamais. je voulais être seul au monde à ne pas avoir vu du tout. cette main aurait pu ne pas être là, après tout : mais moi non plus, et avec moi disparaître le monde. ce cadeau. l'image de ta mort. 

Elle avait aimé la vie passionnément de loin. sans l'impression d'y être ni d'en faire partie. malheureuse, elle photographiait des pelouses tranquilles et du bonheur familial. extase paradisiaque, elle photographiait la mort et sa nostalgie. 

Pour une fois adéquation exacte de la mort même à la mort rêvée, la mort vécue, la mort même même. identique à elle même même. 

Gouffre pur de l'amour. 

S'endormir comme tout le monde. ce que je veux. 

Je t'aime jusque là.

Evidemment ce n'était pas un cadeau ordinaire. celui de me livrer, à cinq heures du matin, un vendredi, l'image de ta mort. 

Pas une photographie. 

La mort même même. identique à elle même même."

Théologie de l'inexistence

"Au rebours de la négation de toi, ceci, ton souvenir pillé. 

Mais si je m'enfonce dans cette via negativa, la figure que je vais découvrir n'est pas haute, et je n'espère aucune révélation

Je n'appelle pas à la survie de ton être de non morte

Je n'ai pas l'intuition de te reconnaître, attendant, dans quelque entre-monde

Il y a ton nom. je me peux le dire. je peux rayer la biffure qui le barre, en lettres, pesantes du lieu

Tu m'as laissé une image empreinte de toi, dans le rectangle même de réel qu'elle présente, et tu y apparais à l'endroit où seule tu es absente. ainsi

Du révolu je me fais une vérité

De ne pas rester acceptant que tu n'es pas, le silence

Mais ignorant, ignorant ce que serait le contraire du rien de toi "

Apatride

"Les êtres paradoxaux, apatrides (heimatlos) de Meinong, qui échappent au principe de non-contradiction ne sont pas les seuls êtres sans univers

Les êtres passés et révolus, parlés présents, affirmés présents par l'adresse, ne sont pas plus quelque part (je veux en dire quelque construction) possibles

Et pourtant il ne m'est pas envisageable de me passer de dire "toi"

En te nommant je voudrais te donner une stabilité hors de toute atteinte

La négation de toi alors s'opposera non à l'affirmation (tu n'es pas) mais au néant qui esr avant la parole

Te nommer c'est faire briller la présence d'un être antérieur à la dispartion

Donner au même moment à cette disparition un statut autre et plus que la pure, que la simple absence, un statut second

Ton nom est trace irréductible. Il n'y a pas de négation possible de ton nom. 

Ton nom ne se supprime pas (mais il restera sans description, qui viendrair briser cette solidité pour en faire un énoncé malléable, moins exigeant, veule, dérisoire, et, pour tout dire, faux). "


Quelque chose noir
Jacques Roubaud

Editions Gallimard, 1986