Ce livre assemble – et non pas rassemble – 22 poèmes, à moins qu’il ne s’agisse
de 22 mouvements d’un seul poème. Point commun de ces poèmes : la disparition ;
celle du père et de la mère forment les deux morts, les deux figures
centrales : sorte d’hommage, à cause de l’amour et des manques. Cependant
on ne peut pas réduire ce livre à un livre d’hommage. Je parlerais plutôt de
livre de vie, car l’auteur traverse ces / ses disparitions à partir de soi, de
sa propre existence et de la maladie qui aurait pu – et même dû, d’après un
médecin - tragiquement en réduire l’échéance, traversée accompagnée par un
catalogue de morts dont l’ami avec lequel l’auteur a vécu et qui lui a transmis
la maladie. Ce n’est pas que continuer à vivre soit scandaleux, c’est que cela
interroge. Le poème se fait l’écho de cette interrogation : « (…) vivre
m’est survivre / Sans rien comprendre à mon maintien. »
On le voit, il s’agit d’une écriture de l’intime, avec tous les risques que
cela comporte : où se trouve la frontière qui permet au lecteur de se
retrouver dans un espace qui ne lui appartient pas ? Ma conviction est que
cela se joue entre forme et distance vis-à-vis de l’émotion, ce qui revient à
peu près au même ; c’est là que le poème peut prendre sa force, et c’est
cela que porte Élégies étranglées. La
variété de la forme est constante : les poèmes ne s’enferment pas :
certains sont construits de façon traditionnelle, quatrains d’octosyllabes
rimés par exemple, d’autres en vers libres, dont la longueur varie du vers
court au verset(1), d’autres encore sont en prose ; chaque poème semble
issu de sa nécessité propre – on ne peut pas non plus associer telle partie
plus lyrique à tel emploi du vers, ni tel discours, plus narratif, à tel autre.
L’évocation de la maladie du père se fait, au début du livre, dans trois pages
de prose narrative qui évoquent la dégradation de l’être : « La joie des
restaurants ». Celle de l’ami, de sa mort et de la découverte par l’auteur
de la maladie qui celui-ci lui a transmise, se fait en détails dans un beau
poème narratif en vers de sept pages intitulé « L’Annonciation ». Cette
mobilité, cette variation de la forme en fonction de ce que semble réclamer le
poème, sans jamais être illustrative ni une position esthétisante, est une force
de ce livre. La poésie peut dire l’enfermement, elle n’est pas un lieu
d’enfermement.
C’est dire aussi que le poème ne se sépare pas de sa propre approche critique.
A plusieurs endroits, l’auteur interroge ses capacités ou sa résistance. Le
plus emblématique est sans doute ce moment où il fait le constat aussi évident
que stupéfiant de la puissance inégalée des mots qui ont servi à exprimer
l’annonce du résultat des analyses médicales qui signifiait la maladie : «
Au point d’être à cette heure encore un rien jaloux tant j’ai douté qu’aucun
poème ait jamais pareil impact » ; « Quel vers pourrait à ce
point vous renverser produire un tel effet de tremblement de terre de
catastrophe et à la fois de certitude / Le sang qu’on vient d’évoquer d’un coup
quittant sa face / Et se perdant on ne sait trop où dans les replis nés à
l’instant sous vos pieds d’une crevasse verte et glacée ». Pas de
narcissisme, juste la limite du poème face à la réalité, comme s’il n’y avait
qu’à la redire pour pouvoir la dire dans le poème – même si cette réalité-là
est passée par des chiffres et par des mots - : précisément, le poème l’évoque
mais ne la dit pas ni ne la répète : il naît aussi de et dans cette
impuissance (2).
S’il porte l’élégie dans son titre, et si son caractère autobiographique est
affirmé, le livre d’Olivier Barbarant n’a rien de larmoyant ni de mièvre. Il
dit l’émotion, certes, de façon à la fois directe et pudique ;
l’attachement à la mère, qui survit au père, est exprimé sans détour mais sans
ostentation : le livre se termine sur une métaphore, « la fée de
mon enfance », mais c’est, semble-t-il, pour dire aussi ce qui pouvait
avoir disparu de cette enfance. Simplicité apparente que l’écriture elle-même manifeste :
simplicité de la syntaxe, du vocabulaire, et du vers lorsqu’il y a vers, non
pas découpé artificiellement mais tenu par les groupes rythmiques et
syntaxiques. Cela est vrai encore de la violence avec laquelle est évoquée la
figure méprisée d’un frère aîné né d’un avortement raté. Ou de la tristesse qui
se trouve en creux dans toute réalité qui prétendrait y échapper
(« Parlons d’autre chose pour ne plus voir »). Certes, la brutalité
de la découverte de sa propre maladie (« Je fus à vingt ans condamné à
mort »), la douleur, l’incompréhension qui s’en sont suivies, l’ont amené
brutalement à reconsidérer sa propre vie et « Le puits sans fond qu’on
porte avec soi. » Par ailleurs, la représentation de la mère, plus
présente que celle du père, est aussi l’occasion d’évocations diverses, de
lieux où elle pouvait s’inscrire : Paris, la Grèce, par exemple : ces
lieux sont l’occasion de retracer des anecdotes, des souvenirs (« Je suis
assis dans mon passé chaque flaque m’est un reflet ») qui appartiennent à
l’auteur ; le poème témoigne de ces traversées multiples, comme si la
géographie intérieure se déployait de ce qu’elle était ancrée dans cette double
géographie de l’espace et de la personne. Pour toutes ces raisons, oui, il
s’agit bien d’un livre de vie. Dans et malgré ses étranglements.
[Ludovic Degroote]
Olivier Barbarant - Élégies étranglées
– Champ Vallon, 128 p., 12,50 €
1.Comme on le trouvait dans Essais de
voix malgré le vent, Champ Vallon, 2004.
2.Je relève cette définition de la poésie que Barbarant donne vers 1992-1993
dans Temps mort / journal imprécis, 1986-1998 (Champ
Vallon,1999) : « Poésie :
confection de petits tombeaux à la gloire des brefs instants où l’on aurait eu
le sentiment, inexplicable, d’exister un peu plus, et même pas un peu
mieux ? »