Jean Baechler : La disqualification des experts (Hermann, 2012)
Deux livres sont récemment parus, La disqualification des experts, de Jean Baechler (Hermann, 2012) et La démocratie des crédules, de Gerald Bronner (PUF, 2013). Une même plainte, qui monte d’assemblées de savants, d’académiciens, de scientifiques institués… quelque chose comme « nous sommes compétents, reconnus par nos pairs, comment peut-on remettre notre parole en question ? »
Naomi Oreskes, Eric M. Conway, Les marchands de doute
Avant cela, un livre terrible de Naomi Oreskes et d’Eric M. Conway, Les marchands de doute, avait raconté la corruption de certains experts, dans des affaires engageant la santé de centaines de millions de personnes, notamment sur la nocivité du tabac ou celle des pluies acides.
Alors, s’agit-il véritablement d’une perte de confiance dans la science ou plutôt de l’émergence de nouvelles exigences citoyennes ?
La première remarque, c’est l’étonnement devant le mot « confiance », qui revient sans cesse dans l’ouvrage de Baechler. Il y a un côté un peu dérisoire, de la part de ces universitaires, de ces « académiques », comme on dit dans les pays anglo-saxons — ceux là sont académiciens ou responsables à l’Institut Universitaire de France — de vouloir imposer la confiance par des arguments d’autorité. La perte de confiance se constate, s’analyse… On ne peut s’empêcher de penser aux premières pages du livre de Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence (La Découverte, 2012), où un professeur du Collège de France, se voit rétorquer par un groupe d’industriels : « Mais pourquoi faudrait-il vous croire, vous plus que les autres? » Latour s’attendait à ce que le professeur, un expert incontestable en climatologie, réponde qu’il ne s’agit pas de « croyance », mais de « faits ». Et il est stupéfait de l’entendre soupirer : « Si l’on n’a pas confiance dans l’institution scientifique, c’est très grave ».
Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence
Je suis frappé par le caractère « rétro » du livre de Baechler, qui semble s’adresser à des attardés englués dans leurs croyances ; des termes d’un autre temps, l’opposition entre ceux qui savent… penser, raisonner, expérimenter et ceux qui doivent se soumettre à l’autorité des connaissances. Alors que la question est bien celle de l’Institution scientifique, de son statut, de sa surface sociale, dans un monde globalisé.
La mise en cause des experts, sur des sujets sensibles, le climat, les OGM, les centrales nucléaires n’est pas tant la critique de leurs conclusions scientifiques, mais la critique des questions posées. Si on pose la question dans les termes : « les OGM sont-ils dangereux pour la santé ? » La réponse est évidemment suspecte. Car ce n’est pas tant cette question précise qui importe mais le bouleversement écologique provoqué par d’énormes plantations d’OGM, les conséquences de l’utilisation des pesticides, l’effet du développement de ces cultures sur l’agriculture mondiale… Et là, je trouve les raisonnements développés dans ces livres extrêmement courts.
Isabelle Stengers, Une autre science est possible (La Découverte 2012)
Il faudrait se référer à un autre livre qui vient de paraître, celui d’Isabelle Stengers, Une autre science est possible (La Découverte 2012), où elle développe, devant les mêmes problèmes, des propositions bien plus dynamiques que la réhabilitation impossible du statut des experts. Elle propose la création de « Jurys citoyens », qui verront défiler à leur barre les différents porte-parole, des êtres concernés par la création des OGM. Et là, on entre dans un débat d’une autre envergure.
Très étonné par le caractère étriqué des exemples abordés dans ce livre, qui ne concernent que les experts des sciences dites « dures » — qu’Isabelle Stengers appelle « sciences rapides ». Alors les autres, celles qu’on appellera dans ce cas, non pas molles, mais « lentes » — slow sciences — laissent apparaître de manière vive l’importance, non seulement des jurys citoyens, mais des associations d’usagers. Si l’on s’était contenté des rapports des seuls experts, par exemple dans la question de la prise en charge de l’autisme et que l’on avait envoyé promener les associations de parents d’enfants autistes, la question scientifique de l’autisme n’aurait jamais été posée. On voit apparaître le même type de problèmes aujourd’hui, dans ma discipline, la psychopathologie, avec le développement, aux USA, d’associations de malades qui s’opposent à l’administration des neuroleptiques, sachant ce qu’ils provoquent à 10 ans, 20 ans, 30 ans — des lésions cérébrales irréversibles.
Dernière remarque, enfin, à la lecture du livre de Naomi Oreskes et d’Erik Conway, Les marchands de doute, où l’on constate avec stupéfaction, que les experts peuvent être délibérément utilisés pour tromper le public. L’utilisation d’un savant de très haut niveau, comme Fred Seitz, dans l’écran de fumée (c’est le cas de le dire) mis en œuvre par les fabricants de cigarettes américains pour que le public ne prenne pas conscience de la nocivité du tabac en est un exemple spectaculaire. Un expert ne l’est pas seulement au regard de ses pairs, mais aussi à celui de la collectivité dont il engage la santé ou le bien-être. Là aussi, la proposition de jurys citoyens est évidemment la bienvenue.
Alors, expertiser les experts devient à l’évidence la question la plus urgente d’une démocratie en marche.
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