" Dans la forêt, une geôle d'arbres épars, en cercle mobile, en vous accompagnant, vous égare donc ; un même disque de dunes ou de rocs, en vous suivant, vous enferme dans l'agoraphobie désertique ou le labyrinthe de la belle baie ; en ville, une couronne d'hommes vous enchante, vous étouffe et vous lie : voilà quatre paysages homogènes et austères, sans fissure par où voir dehors, où l'environnement, peu varié, répète ses éléments inertes, botaniques ou sociaux. De ces multiplicités toutes lisses vient une épouvante spéciale qui égare parce que le même, inépuisable, fait trembler de peur.
Au contraire de ces exemples trop simples, votre paysage d'existence, exceptionnel ou quotidien, compose et mélange sa sphère de troncs et de buissons inextricables, de roches et de dunes hautes, de tas de sable bas, d'hommes et de femmes divers, d'atomes, d'étoiles, de chemins, de ronds-points dont l'entrelacs mêlé tisse autour de vous ce qui se déplace avec vous par variations puissantes, mais sans changer notablement, au centre de quoi, mobile, allègre, ou bien en prison, égaré, perdu et enfermé dans ce paysage ordinaire que votre destin roule à mesure que vous avancez [...].
D'un embarras au suivant, voilà, en tout, votre voie de vie. Locale et globale, cette sphère paysagère porte avec elle tous vos problèmes." [Michel Serres : Eloge De La Philosophie En Langue Française, Fayard,
Paysage : le même mot sert pour dire qu'un promeneur parcourant une forêt perçoit un " paysage " forestier ou pour désigner le " paysage " de montagnes que l'on peut découvrir de l'un de ces " points de vue " signalés par les guides touristiques. Dans les deux cas, le terme évoque la relation qui s'établit, en un lieu et à un moment donnés, entre un observateur et l'espace qu'il parcourt du regard. Au travers de ses propres filtres sensoriels et culturels, l'observateur appréhende ce qui devient pour lui un spectacle porteur de significations. Il met en œuvre toute une gamme de processus perceptifs et mobilise des valeurs, des images, des messages subliminaux et des souvenirs.
Le paysage n'est pas le pays : celui-ci se constitua dans la longue durée par le travail du paysan ou l'urbanisation ;s'opposeront dans l'histoire du paysage ,on le verra ,l'utile et le contemplatif, le travail et l'art. La composition du pays agricole ou urbain n'est pas celle du paysage ,même si le langage confond ces réalités diverses dans le même mot.
" Comme si le monde ne différait pas, en sa surface apparente, de la peau : paysage-guenille qui s'habille par morceaux. Ci vulgaire, là superbe. Le pagus, canton, département, partition de sol ou d'espace, fait la pièce du pays, l'élément de paysage: carré de luzerne, vignoble, lopin, petite prairie, un jardin assez propre et le clos attenant, la place du hameau, le mail. Dans le pagus, tenure du paysan, quartier de sa noblesse vieille, se fixent de rustiques divinités. Là reposent les dieux: dans le creux de la haie, sous l'ombre de l'orme.
Le paysan cohabite avec son dieu païen dans l'élément de paysage.
Paysan païen, l'antique langue en a gardé souvenir: rappelez-vous les restanques d'avant le maquis, les champs clos d'avant les travaux connexes, le damier qu'on ne pouvait nommer panorama : topologie d'une carte assemblée par plaques disparates, diversement colorées, emboîtées bizarrement, pèlerine dépenaillée de vignes, prés, labours, bosquets, lieux-dits, ruines du polythéisme effacé dès la naissance du verbe. Si vous avez vu l'habit d'Arlequin de ma mère la Terre, vous connaissez l'Antiquité. Elle disparaît peu à peu, manteau blanc et redevenu virginal, champs ouverts où le maïs, monotone et consternant, occupe l'espace jusqu'à l'horizon, laid, verdâtre.. "
Le paysan voile-t-il ou viole-t-il ce corps? Ne demandez plus comment on voit un paysage, question d'enfant gâté qui n'a jamais travaillé, cherchez comment le jardinier l'a dessiné ; comment l'agriculteur, depuis des milliers d'années, l'a composé lentement pour le peintre qui le fait voir au philosophe, dans les musées ou les livres.
Il l'a composé pagus par pagus. Or ce même mot latin, de vieille langue agraire, ainsi que le verbe pango nous dictent ou donnent la page, celle que, ce matin, je laboure en sillons réguliers, au soc du style, petit découpage où se fixe, où se plante, où s'établit l'existence de qui écrit, où il la chante. Pré, hameau, luzerne, jardin ou bourgade, lieu-dit de ses travaux, heurs et habitat, où il n'a jamais pu vivre sans la compagnie d'un dieu.... " Michel Serres.Les Cinq Sens.Grasset
Le paysage, comme
" Ce renversement est de la plus grande importance historique, puisqu'il a bouleversé un motif écouménal, l'espace sauvage, qui s'était instauré avec la révolution néolithique. Cela ne s'est pas fait en un jour. Pour ce qui est de l'Europe, deux mille ans séparent la villégiature romaine de nos congés payés. Néanmoins, dans ce processus pluriséculaire, certains événements ont compté plus que d'autres. Le plus décisif, et de loin, aura été la découverte du paysage, " ". A.Berque op.cite
Le processus d'artialisation (cf. Alain Roger) montre comment le regard paysager est une construction culturelle, historiquement datable et explicable. Le développement, à partir du XV e siècle en Europe, d'un genre pictural paysager a modelé notre regard pour nous donner à voir le paysage, structure d'ensemble à usage de contemplation esthétique et non pas seulement juxtaposition d'éléments visuels épars, d'ordre utilitaire ou sacré. L'art pictural a donc fait éclore un modèle paysager qui doit beaucoup aux codes culturels de la civilisation occidentale. Un scénario similaire s'est déroulé en Chine plus dix siècles auparavant et a conduit, là aussi, à un modèle paysager, légèrement différent de l'occidental.
" À strictement parler, le paysage ne fait pas " partie " de l'environnement. Ce dernier est un concept récent, d'origine écologique, et justiciable, à ce titre, d'un traitement scientifique. Le paysage, quant à lui, est une notion plus ancienne, d'origine artistique (voir plus haut), et relevant, comme telle, d'une analyse essentiellement esthétique.
" Le paysage n'est pas un concept scientifique. En d'autres termes, il n'y a pas, il ne saurait y avoir de science du paysage, ce qui ne signifie pas, bien au contraire, qu'aucun discours cohérent ne peut être tenu à son sujet.
" Il ne suffit pas de dénoncer cette confusion réductrice, il faut se donner les moyens d'y remédier, et deux décennies de réflexion théorique m'ont convaincu qu'une généalogie des concepts était, en ce domaine, indispensable. Elle nous révèle en effet que le paysage et l'environnement ont des origines et des histoires différentes, qui devraient assurer leur autonomie respective. ..
." Avant d'inventer des paysages, par le truchement de la peinture et de la poésie, l'humanité a créé des jardins, qui correspondent à ce que Pauline Cocheris, décrivant les techniques de tatouage et de scarification, appelait " les parures primitives ". Ils sont les vêtements, ornements et tourments que l'homme impose au " pays ", le bariolant, le tatouant, le scarifiant en paysage, éprouvant, dès les commencements, ce " plaisir superbe de forcer la nature ", dont parle Saint-Simon à propos de Versailles. "... " Alain Richard. Court Traite Du Paysage. Gallimard.
Le jardin serait né en Mésopotamie, il y a environ cinq mille ans, quand l'acclimatation du palmier rendit possible la création d'oasis, c'est-à-dire de zones de végétation permettant de limiter l'évaporation et de maintenir l'humidité constante nécessaire à la survie de plantes fragiles. Paradoxalement, ces conquêtes techniques ne servirent pas d'abord, ni surtout, à la production de plantes destinées à la nourriture des hommes, mais au luxe et au plaisir, aux cultures gratuites des fleurs et des arbustes d'ornement. Mais ces cultures s'adressent moins aux humains qu'aux divinités . Il faut apaiser les dieux en leur offrant la beauté. S'adjuger la faveur des dieux est une condition de survie dans un monde angoissant et imprévisible. Derrière ce premier objectif du jardinier s'en cache un second, plus mégalomaniaque : maîtriser la nature, voire prendre la place des dieux. Le jardin a l'ambition d'être une image du monde .
L
Au moyen-âge, par exemple les jardins étaient clos de murs. Ils n'avaient aucun lien sur l'extérieur et le grand paysage. En effet, ils étaient une symbolisation du jardin d'Eden. Ils étaient contemplés de l'intérieur et offraient une multitude de symbolismes liés au paradis perdu. L'extérieur était vécu comme dangereux et voué à l'enfer. Ceci est aussi le cas avec les jardins musulmans.
Depuis la " nature enclose " (pairie daeza, ce que les Grecs entendirent paradeisos : parc, lieu planté d'arbres où l'on entretient des animaux), il est avéré que l'on peut faire tenir dans les limites physiques d'un jardin bien plus que de la topographie. La clôture est justement là pour dire que cet espace-là ne se réduit pas aux mêmes termes que l'étendue où il s'insère matériellement. Le jardin en effet " spacie " (ràumt), comme Heidegger l'a dit de l'œuvre d'art : il déploie l'étendue. Pourtant, il n'est pas qu'œuvre d'art : quoi qu'en fassent l'architecture et la topiaire ', et même dans les " paysages secs " (kare senzui) du zen, il est nécessairement fait de terre, de pierres et de plantes - seraient-ce des lichens ou des mousses - qui le rattachent toujours à la nature. Il est justement, et par excellence, le lieu où s'allient la nature et l'art. Le lieu, peut-être, qui a vocation d'attester la réalité de cette alliance.
L'exemple ci-dessus nous persuadera qu'il est trop simple de s'en tenir à l'idée répandue que les lignes courbes et irrégulières, en matière de jardins, seraient plus " naturelles " que les lignes droites et l'orthogonalité. Les unes et les autres expriment des conceptions du monde, des cosmologies où " la nature " est une représentation (soit par exemple, dans l'ordre de l'être, celle de sa géométrie latente, soit encore, dans l'ordre du phénomène, celle de ses manifestations paysagères). De ce fait, et compte tenu que cette représentation doit nécessairement embrayer sur des réalités qui, elles, ne sont pas représentation - le fait par exemple que la verdure a besoin de lumière, ou qu'un jet d'eau ne peut que jouer avec mais non supprimer la pesanteur -, le jardin participe des systèmes symboliques, dont le propre est d'affranchir l'humain de l'étendue physique.
Cette règle vaut pour tous les jardins, mais tous ne l'ont pas forcément codifiée ni exploitée au même degré. Dans un parc de style anglais, abstraction faite des fabriques, la représentation tend à s'identifier à la dimension physique de la végétation ; autrement dit, " la nature " tend à coïncider avec l'échelle 1/1 de la topographie elle- même. À l'opposé, dans le kare senzui, " la nature " répudie très ouvertement cette dimension physique, pour se situer au delà ou, plus exactement, s'instaurer à partir de là. Cela n'est que systématiser un principe de l'esthétique d'Asie orientale, laquelle est en effet dominée par l'idée que l'appréciation ou le " goût " (ch.shang, ]shô) des choses ne saurait se borner à leur " forme extérieure " (ch.waixing, j.gaikei), autrement dit à leur topos au sens d'Aristote
I
A. Berque Pour dresser les pierres [c'est-à-dire faire le jardin], l'on doit avant tout se pénétrer des principes. Premièrement, en accord avec le relief et en se conformant à l'aspect de la mare, pour chaque lieu comme il se présente, on examinera tous les aspects de son caractère, en gardant à l'esprit les paysages naturels et en tâchant d'en rendre au plus près les lieux divers. Item, on fera le jardin en prenant modèle sur la manière des maîtres du passé, tout en exprimant son propre goût et en tenant compte de la volonté du maître des lieux. Item, on fera le jardin en assimilant et en harmonisant aux conditions locales les traits essentiels de divers sites renommés, dont on aura fait siens les lieux intéressants, . L'appareillage De L'ici Vers L'ailleurs Dans Les Jardins Japonais
Pour ces raisons, l'on peut dire que le jardin est une création opérée par l'homme à sa mesure. Il n'existe pas de jardin spontané. Celui-ci a l'ambition d'être une miniature du monde et aussi une mise en ordre du monde. Un jardin commence dès l'instant où une volonté humaine impose une fin immédiatement sensible aux " objets naturels ", ( à ce qui naît, croît et meurt selon les lois de la nature.) Et cela entraîne une sorte de contradiction entre une matière libre et des formes asservies. L'art des jardins sera une conciliation entre ces deux termes, et ses styles seront le résultat des solutions diverses apportées à cette conciliation. Tantôt la matière l'emportera sur la discipline formelle - on approchera alors du paysage spontané, sans l'atteindre jamais -, tantôt la discipline limitera étroitement les forces naturelles, le jardin tendra vers la stabilité quasi minérale de l'architecture, et l'on aura le paysage immobile des ifs taillés, des charmilles, des bassins géométriques.
Autre particularité : les dessins de parterres acquièrent en France une élégance toute particulière. Premier exemple de cette symbiose entre architecte et maître jardinier, qui caractérisera à l'avenir l'histoire des jardins, Claude Mollet, jardinier au service de Henri IV, réalise le premier parterre de broderie connu, dessiné par l'architecte du château d'Anet, Etienne du Péracsous, sous les fenêtres du château. Toujours à base de buis, sa conception est totalement dépendante du plan de l'implantation des bâtiments. Considéré comme une extension de l'architecture, il doit être admiré depuis l'étage noble. Le dessin doit être régulier, et chaque compartiment parfaitement équilibré.
Les parterres s'organisent de façon symétrique les uns par rapport aux autres. Ils sont construits à partir de figures géométriques (carrés, triangles, ronds, demi-cercles...) qui sont tracées et disposées de manière à corriger les perspectives, pour donner l'impression que le jardin est plus grand ou plus petit par exemple.
Il apparaît au début du XVIII
On l'oppose traditionnellement au "Jardin à l'Anglaise ". Celui-ci . Le jardin à l'anglaise est en complète opposition au style de jardin à la française par son agencement et ses formes irrégulières. Il en prend le contre-pied, aussi bien esthétiquement que symboliquement, en se proclamant avant tout paysage et peinture. Par ce refus de la symétrie et donc des codes, il devint un symbole d'émancipation vis-à-vis de la monarchie et de ses représentants, notamment sous la Révolution française, alors que l'influence française prédominait jusque là. Une esthétique privilégiant la redécouverte de la nature sous son aspect sauvage et poétique fut alors la priorité des concepteurs de l'époque, l'objectif n'étant plus de contrôler la nature mais d'en jouir.
Cette conception allait submerger l'Europe ; ainsi à Versailles, un jardin à l'anglaise est réalisé au Petit Trianon pour la reine Marie-Antoinette. Vallonné de collines artificielles, il comprend un petit lac, une grotte et un belvédère.
Dès le début du XVIè siècle, les jardins à l'anglaise se caractérisent par des cheminements sinueux ouvrant sur des points de vue pittoresques, là où un peintre poserait volontiers son chevalet. Il n'est donc pas surprenant que leurs concepteurs soient le plus souvent des peintres, comme William Kent qui en fut le précurseur. Tout comme dans un tableau, on recherche l'équilibre des volumes, la variété et l'harmonie des couleurs et des matières végétales avec des arbres rares aux feuillages colorés, des troncs torturés, pelouse, ruisseau, étang, prairie ou précipice.
La perspective atmosphérique prime sur la perspective optique. Les imperfections de la nature y sont donc exploitées et non corrigées On trouve donc dans ces jardins à l'anglaise une association de diverses espèces ornementales de formes et de couleurs variés, des arbustes, des fourrés, des rochers, des statues, des bancs. L'itinéraire n'est pas balisé : la promenade dans un jardin à l'anglaise laisse une grande part à la surprise et à la découverte. Pas d'allées rectilignes guidant les pas du promeneur mais plutôt une sorte " d'errance poétique ".Le jardin à l'anglaise est en somme une peinture vivante.
" Chez William Kent, par exemple, le jardin est conçu à l'imitation des tableaux " romains " de Claude Lorrain et de Gaspard Dughet. Ainsi, à Stowe ou à Rousham, le jardin s'offre à l'amateur comme une succession de tableaux tridimensionnels, où l'artiste, travaillant sur nature, peut faire l'économie du trompe-l'œil. Même picturalisme à Stourhead, création de Hoare, grand admirateur de Claude et de Gaspard Dughet, et aux Leasowes de Shenstone, l'un des plus remarquables théoriciens du landscape gardening : " Je crois que le peintre de paysage est le meilleur dessinateur du jardinier. " D'où son utilisation du Claude glass, appareil d'optique à miroir ovale convexe permettant de découper dans le " pays " des " paysages " à contour claudien.
Horace Walpole, dans une page fameuse de ses Anecdotes on Painting, rend un hommage appuyé au " naturalisme " de Kent - - " Le coup de maître, le pas qui conduisit à tout ce qui a suivi, ce fut la destruction des enceintes murées et l'invention des fossés. [...] Il franchit la clôture (he leaped thé fence) et vit que toute la nature est un jardin " -, il s'empresse d'apporter un correctif artistique à cet apparent naturalisme : " Ainsi le pinceau de son imagination prodigua tous les artifices (arts) d'un beau paysage aux scènes qu'il dessina. Les grands principes sur lesquels il travaillait étaient la perspective et le clair-obscur (light and shade). C'est ainsi qu'il "réalisa les compositions des grands peintres" ". Alain Richard.Court Traité Du Paysage