La naissance du langage chez un petit enfant est une grande source d’émerveillement. Comme la plupart des parents actifs, à défaut d’avoir pu être présents autant qu’on le souhaite, pour assister à cette éclosion chez ses propres enfants, on peut parfois se rattraper avec ses petits-enfants. C’est la fameuse « seconde chance » !
Mon fils m’affirme que « papa » signifie de façon plus globale « les parents ». Au sujet de ces balbutiements de la parole, nous pouvons grâce, entre autres, aux travaux de Marcel Locquin (« Quelle langue parlaient nos ancêtres préhistoriques » Albin Michel) mettre en parallèle l’évolution de l’homme et du langage.
Pendant les deux premières années, le bébé passe en effet par toutes les étapes du langage : de la gorge vers les lèvres avec les voyelles (a, i…), les consonnes seules avec des clics, des bulles (ks), l’association des voyelles et des consonnes (ar). Après ses premières étapes, c’est l’éducation et l’intervention des parents qui font accélérer le mouvement évolutif : l’inversion de ces phonèmes (ra, pa), le redoublement des phonèmes (papa) et enfin l’association des phonèmes différents.
C’est cette dernière étape qui m’émeut toujours : quand le petit-enfant passe du « papa » au « papy »… Ce que je veux souligner ici, c’est que décidément l’homme est incapable d’évoluer seul. Il lui faut l’aide des parents, des autres, de la société. Nous devons pour nous développer communiquer en permanence. Mais comme toujours : on s’appuie sur ce qui préexistait pour apprendre et s’améliorer.
Dans le cas du langage, c’est la raison pour laquelle nous apprenons si vite : on enclenche un processus de remémoration, qui puisant dans la mémoire ancestrale ce que la lignée de l’homme a engrangé depuis des millions d’années (de l’onomatopée aux textes écrits), permet en deux ans de s’exprimer. Sur ce blog, je peux difficilement imaginer sans vertige ce raccourci temporel qui mène des premiers grognements à cette « prothèse technique langagière qui démultiplie la puissance évolutive de notre discours sans en changer la nature », soit l’informatique.
Et pourtant, nous savons aujourd’hui que c’est moins par sa sagesse que par son langage que l’homme a tant évolué. « Le langage est aux postes de commande de l’imagination » écrit Gaston Bachelard dans « La terre et les rêveries de la volonté ». C’est l’élément primordial de la suite de notre aventure sur terre ou ailleurs. Il est impératif de garder ouvert l’accès à l’imaginaire. On le sait bien aujourd’hui, tous les grands créateurs, y compris les scientifiques, sont des poètes. Même si tous n’osent pas encore l’avouer. Ils jonglent avec les mots, les comparaisons, les métaphores. Aucune barrière n’existe entre la physique et la poésie, la science et l’irréel.
D’ailleurs l’essentiel pour notre survie est précisément de savoir passer de l’un à l’autre. Car, comme l’écrit Locquin (et c’est une phrase tellement belle) : « Toute recherche a besoin, pour démarrer, d’une porte d’entrée personnelle, c’est-à-dire d’une ouverture souterraine, vécue, intime, infraverbale. » Et cette création ne naît que parce que nous posons des questions ! Nous avons envie de savoir. Les énigmes sont à la base de la création et de la communication. C’est en posant des questions que nous nous dépassons le plus sûrement. Les autres sont des mystères et nous les interrogeons.
Dieu et l’univers sont des inconnues et nous tachons d’en résoudre les équations. C’est de cette manière que nous faisons évoluer l’Homme ! Nous ne devons pas être découragés par l’ampleur des secrets de l’univers. Inlassablement, il nous faut interroger et quérir des réponses. Mais, j’ai envie d’écrire aussi : chaque chose en son temps. Il est évident que si tous nous voulons aller trop vite, si nous souhaitons accélérer le mouvement, nous allons faire s’écrouler les anciennes structures. Sans base, nous nous noyons. Il faut donc attendre qu’une situation soit mûre. « Les vrais avant-gardistes doivent rester dans l’ombre. Leur intervention prématurée ne ferait qu’allumer des contre-feux » écrit avec raison Locquin.
Je me souviens d’une promenade dans la forêt de Saint-Hubert, le long d’un ruisseau, durant des vacances d’été ; je donnais la main à mon père. Il m’expliquait la place de l’homme dans l’univers d’une façon tellement éloignée de celle qu’on m’apprenait en classe – j’avais neuf, dix ans ? – qu’il ajouta en conclusion : « Garde tout cela en toi pour plus tard, lorsque sera venu pour toi le moment de le comprendre ainsi. » Mon père était un sage et un communicateur.