Matthijs Naiveu (Leyde, 1647-Amsterdam, c.1721),
Grappe de raison et grenade dans une niche, sans date
Huile sur toile, 55,9 x 45,7 cm, collection privée
Ce fut une belle aventure, de celles que le disque pouvait encore en proposer il y a une petite vingtaine d'années, lorsqu'il ne connaissait pas les secousses de la crise qui le menace aujourd'hui jusque dans son existence. En 1996, paraissait chez Opus 111, courageux label aujourd'hui disparu, Per la Nascita del Verbo, une anthologie consacrée majoritairement à des cantates d'un compositeur alors assez largement inconnu, Cristofaro Caresana (c.1640-1709). Le succès que rencontra ce premier essai le transforma en pierre inaugurale de la série Tesori di Napoli, destinée à documenter la riche vie musicale de la cité parthénopéenne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Passione, deuxième jalon d'un voyage qui devait en connaître une quinzaine en tout, explorait des pages composées pour la semaine sainte principalement, contrairement à ce que laissait entendre la pochette, par deux compositeurs, Francesco Provenzale et Giovanni Salvatore.
Avec Caresana, Provenzale est sans doute le musicien que le travail conjoint du musicologue Dinko Fabris et du chef Antonio Florio, maître d’œuvre, à la tête de son ensemble de la Cappella della Pietà de' Turchini, de cette série d'enregistrements et qui fut également un des premiers – il n'est pas inutile de le rappeler en des temps prompts à présenter comme redécouverte ce qui ne l'est pas – à se pencher sérieusement sur la production vocale des deux Leonardo, Leo et Vinci (volume 3 des Tesori, L'opera buffa napoletana, Opus 111 OPS 30-184, 1997), a le plus contribué à remettre en lumière, une résurrection pleinement justifiée, si on en juge par la qualité des partitions exhumées.
Encore méconnu du grand public malgré cette entreprise de réhabilitation, Provenzale a fait toute sa carrière à Naples où il est né en 1624 et mort en 1704. Même si aucun document n'atteste d'un rapport direct entre les deux hommes, il fut très probablement l'élève de Giovanni Salvatore (c.1610-1688), fameux organiste qui tint différentes tribunes parthénopéennes avant d'enseigner au conservatoire de la Pietà dei Turchini de 1662 à 1673, puis à celui des Poveri di Gesù Cristo dans les dernières années de sa vie, qui lui transmit sans doute l'art raffiné du contrepoint dont les Ricercari qu'il publia en 1641 apportent un indiscutable témoignage. Muni de ce solide bagage et d'un réel talent, Provenzale devint rapidement une des figures essentielles de la vie musicale de sa ville et joua un rôle de tout premier plan dans le développement d'un opéra spécifiquement napolitain dont les formules devaient connaître au XVIIIe siècle le succès que l'on sait. Ses différents postes de direction au sein des conservatoires de Santa Maria di Loreto (1663-1673) puis de la Pietà dei Turchini (1673-1701), au sein desquels il forma nombre de musiciens, le titre de maestro della Fidelissima Città di Napoli qui lui fut attribué dès 1665, lui assurèrent une influence et une renommée incontestées qui ne commencèrent à pâlir qu'à compter de l'installation à Naples d'Alessandro Scarlatti (1660-1725) en 1684.
Au cœur de cette anthologie, le Dialogo a 5 voci con violini per la Passione de Provenzale, dont la seule copie préservée date de 1686, se présente comme une cantate d'une demi-heure fractionnée en brefs numéros et s'achevant par un chœur incitant le pêcheur à se repentir d'avoir, par ses péchés, causé la crucifixion destinée à les racheter. L'action qui se déroule autour de la figure du Christ en croix fait intervenir Saint Jean, Marie, un disciple et deux anges ; elle est théâtralisée avec une finesse qui respecte la retenue imposée par le sujet, la douleur étant, par exemple, suggérée par des chromatismes discrets mais efficaces dans les airs de la Vierge, tandis que des silences viennent souligner certains mots importants, comme dans le chœur final. Mêlant très habilement style madrigalesque et inspiration opératique, ce Dialogue se révèle extrêmement séduisant pour l'oreille et vise, par le charme qu'il distille, à attendrir le cœur du fidèle et à l'inciter ainsi à la piété.
Les œuvres de Salvatore proposées dans ce disque, qu'elles soient vocales ou instrumentales, nous montrent un compositeur maîtrisant parfaitement les techniques d'écriture les plus complexes mais également fort soucieux de plaire ; ses pièces pour clavier, quand bien même elles se placent dans la lignée de celles de Frescobaldi ou Trabaci, ne versent jamais dans le pur exercice spéculatif et veillent à préserver une certaine fluidité. Cette conception musicale se retrouve dans le Beati omnes et les Litanie per la beata Vergine Maria, qui conjuguent exigence de la facture et sensualité des lignes, une alliance qui trouvera un plein épanouissement dans le Stabat mater. Salvatore, dans cette page concise qui ne met en musique qu'une partie du texte, se plaît à faire se succéder de manière rapide les climats douloureux instaurés par une utilisation experte des dissonances et d'autres plus épanouis, dont certaines tournures pourraient presque parfois être qualifiées de pré-galantes, instaurant un modèle fondé sur l'alternance de l'âpreté et de la douceur dont Pergolèse, entre autres, saura se souvenir bien des années plus tard lorsqu'il honorera la commande de la partition qui assure aujourd'hui encore la renommée universelle de son nom.
Les musiciens réunis autour d'Antonio Florio abordent ces œuvres aussi passionnantes que méconnues avec ce naturel assez confondant qui sera leur marque de fabrique tout au long de la série des Tesori di Napoli. Une des choses que le chef aura sans doute le mieux réussi est de parvenir à fondre des voix très typées et, au départ, peu homogènes en un tout cohérent ; son choix de chanteurs, certains dotés de voix de type lyrique et d'autres aux accents plus populaires, donne aux prestations de la Cappella della Pietà de' Turchini de cette époque un grain et une identité immédiatement reconnaissables et assez inimitables. Mieux qu'une quelconque perfection technique, elles dégagent une réelle humanité qui apporte à l'interprétation une aura de justesse contextuelle supplémentaire et fait que l'on se dit que ces musiques pouvaient probablement sonner avec des registres aussi différenciés à l'époque de leur création. Ces qualités peuvent être étendues au petit ensemble instrumental qui assure un accompagnement toujours coloré et vivant, et pare d'un délicieux parfum corellien la belle Sonate pour trois violons et orgue de Giovanni Carlo Cailò, tandis qu'Enrico Baiano fait chatoyer, au clavecin, les audaces et les œillades des pièces pour clavier seul.
Avec un enthousiasme et un engagement qui secondent leur goût pour le défrichage de terres vierges, attitude ayant fondé, tout autant que le retour aux instruments « d'époque », la ré-appréciation du répertoire baroque dès les années 1950, la Cappella della Pietà de' Turchini lève pour nous le voile sur un des moments essentiels de l'année liturgique tel qu'il pouvait être célébré à Naples au XVIIe siècle, et on le suit volontiers sur le chemin d'émotions contrastées qu'il nous propose de parcourir, de l'horreur du calvaire à l'espoir de la rédemption.
Francesco Provenzale (1624-1704), Dialogo per la Passione, Giovanni Salvatore (c.1610-1688), Stabat Mater, Beati omnes, Litanie per la beata Vergine Maria, Ricercar « Guardami Dio d'amici », Toccata prima, Canzone francese, Giovanni Carlo Cailò (c.1655-1722), Sonate pour trois violons et orgue, Anonyme (traditionnel), Versetti dello Stabat
Cappella della Pietà de' Turchini
Emanuela Galli, Roberta Andalò, sopranos, Daniela Del Monaco, contralto, Rosario Totaro, Giuseppe De Vittorio, ténors, Giuseppe Naviglio, basse
Antonio Florio, direction
Enregistré en l'église Saint-Érasme du château Sant'Elmo à Naples en octobre 1996 [durée totale : 69'47"]. Publié en 1996 par Opus 111 sous la référence OPS 30-194. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Giovanni Carlo Cailò (c.1655-1722), Sonate :
[I] Largo assai
Francesco Provenzale, Dialogo per la Passione :
2. Aria (San Giovanni), Genuflessa al duro legno
3. Aria (Maria), Ferito mio bene
4. Aria (Maria), Deh, tornatemi il mio tesoro
5. Coro : Deh, piangi, oh peccatore
6. Giovanni Carlo Cailò (c.1655-1722), Sonate :
[III] Allegro e non presto
7. Giovanni Salvatore, Stabat mater