Il n’est pas de département qui ne possède son musée d’Art Contemporain. Sa Préfecture s’enorgueillit déjà d’une Scène Nationale d’Avant-garde en centre ville, d’une rame de tramway écologique qui la traverse de part et part et d’un Centre d’Étude et de Recherche en Hautes Technologies (on dit alors "High-techs.") dans sa périphérie. Il en va de l’image dynamique que tout territoire se doit de présenter à d’éventuels investisseurs. C’est ainsi que j’assistai il y a quelques semaines au vernissage d’une grande rétrospective de l’artiste plasticien argentin Eduardo Basualdo. Le prospectus annonçait même qu’il s’agissait de la première. Première où et première depuis quand ? L’affaire n’était pas précisée mais il était évident qu’elle avait pour but de mettre en valeur la détermination des organisateurs (on dit "commissaires") de prendre place dans le train mondial de l’Art. Outre les petits fours qui, crise oblige, sont de moins en moins nombreux (ce qui pénalise les pique-assiettes de mon genre), nous eûmes bien sûr droit à la visite guidée obligatoire. L’affaire eut été plaisante si l’artiste lui-même, (exceptionnellement présent) n’avait absolument tenu à présenter lui-même ses "œuvres". Ne pratiquant que quelques mots de français tels que "bonjour" et "merci beaucoup", il s’exprima dans sa langue étrangère, l’espagnol mâtiné d’argentin. La traductrice, ne pratiquant que l’espagnol de son Andalousie natale, hésita souvent. Dans le souci très louable de traduire au plus près les propos de l’Artiste, elle ne nous offrit qu’une version très édulcorée des objectifs qui avaient présidé à sa démarche. A moins que (il faut lui rendre justice) mon manque de culture en la matière n’ait handicapé mon jugement ! Quoi qu’il en soit, l’assemblée ne se montra jamais avare de ses ah et de ses oh admiratifs là où, honnêtement, je ne voyais guère qu’un étalage d’objets que le supermarché voisin propose à la vente dans ses rayons. Certes, la mise en scène (on parle alors de scénographie) était là totalement dissemblable. Le but de l’artiste n’étant en rien mercantile (même s’il est toujours prêt à vous vendre pour une somme astronomique le plus modeste de ses chefs-d’œuvre), l’important était ailleurs. Il était ainsi évident que la serpillière méticuleusement étalée sur une table de fer à demi rouillée recouverte d’une toile cirée à la blancheur immaculée n’avait pas la même valeur que la serpillière (ou la since, la loque, la panosse ou le torchon selon les habitudes locales) que ma femme de ménage range dans le placard à balais. La différence tiendrait au "concept artistique". Étant un habitué des musées comme le Longchamp de Marseille, le Granet d’Aix en Provence, le Louvres de Paris ou même le Quai Branly, j’ai coutume d’admirer des "objets". J’étais invité à métamorphoser mon regard, à oublier les noumènes où m’engluait ma médiocre culture et à observer le monde avec mon intelligence. Je compris à demi-mot que c’était justement là que résidait mon infirmité. Je me gardai donc d’émettre le moindre commentaire (ce qui représenta un effort méritoire de ma part car j’aime à donner mon avis sur tout et n’importe quoi). En réalité, je trouvai plutôt mon bonheur dans l’observation de mon entourage. Voici le maire dont le cou supporte mal d’être enserré dans un col de chemise. Voici l’adjoint à la culture, fébrile professeur de dessin au collège local à la tignasse soigneusement bohème. Voici le commissaire de l’exposition, pâle et malingre comme un phtisique, qui doit probablement son poste à l’entregent de sa mère auprès du ministère. Voici le Conseiller Général du canton qui prépare son élection de maire à la place du maire et celui que le Président à envoyé à sa place et qui attend avec impatience de pouvoir s’éclipser discrètement. Voici le Directeur de la Banque inscrit à vie sur la liste protocolaire qui guette le moment propice pour entretenir le propriétaire du Grand Garage du placement qu’il voudrait bien lui vendre, réalisant du coup les objectifs fixés par sa direction. Voici … Et je me dis que chacun de ces visiteurs pourrait très bien être numéroté à son tour et exposé dans une scénographie adéquate. Ces œuvres d’art ne seraient peut-être pas signées mais elles mériteraient leur titre. (© Roland Bosquet)
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