Comme le dernier roman de Stéphane Denis se passe en Suisse, j'ai eu la curiosité de le lire. Globalement, bien m'en a pris. Globalement? Parce que quelque détail ne laisse pas de me déranger: son héros fait des courses au Migros (sic) de Lausanne.
Stéphane Denis est journaliste et écrivain. Ce qui lui a permis de décrocher le Prix Interallié, il y a 12 ans déjà, pour Sisters. Les dormeurs semblent avoir été écrits par un écrivain pressé, comme nombre d'écrivains doublés de journalistes...
Philip Julius est exilé en Suisse depuis 3 ans. Il a fui Paris et une affaire mettant en cause des hommes politiques où il était cité.
A son arrivée à l'hôtel Beau Rivage de Lausanne, il a été pris en mains par sa directrice, Mme Müller, qui lui a permis d'être soigné à la Clinique internationale.
Mme Müller a fait plus que cela. Elle lui a trouvé des artisans à même de remettre en état la maison de son père, sise à Rolle, face à Thonon, et, surtout, elle lui a présenté René Simon, 80 ans alors, avocat de Genève.
Au moment où commence le roman, Mme Müller confie à Philip Julius une mission fort rémunératrice, celle d'occuper la villa d'Anton Beucle (il a une fortune de 200 millions...), sise à Fléchy, et de donner l'illusion de la vie à sa modeste demeure, vidée de tous objets personnels:
"A vue de nez cinq cents mètres carrés au milieu des vignobles, dix mille de terrain, piscine et pool house, les Alpes en panorama."
Philip Julius s'occupe d'aider des clients à s'installer en Suisse. Il est en cheville avec les différentes autorités cantonales. Il travaille avec des petites banques et avec des cabinets d'avocats. Il est gérant de fortune et transporte de l'argent...Il est d'une discrétion de violette. Le parfait homme de paille, en toute légalité:
"Mon rôle consiste à signer et à me taire."
Il est l'un des trois administrateurs, avec René Simon et Mme Müller, du trust d'Anton Beucle...
Bientôt il aura un passeport helvétique. En effet il a pu produire, fort opportunément, un extrait d'acte de sa naissance à la Clinique internationale de Saint-Moritz (célèbre petite ville des Grisons où, d'ailleurs, l'auteur est né ...).
Qui sont ces dormeurs qui donnent le titre au livre? De vieux comptes oubliés, qui remontent à la surface avec les scandales et que l'on appelle ici "les dormeurs du lac"...
Parmi les clients du trio Simon-Müller-Julius, il y a une certaine Charlotte Brune, fille de l'industriel Mose Brune (toute ressemblance avec Liliane Schueller, fille d'Eugène Schueller, plus connue sous son nom de femme mariée, Liliane Bettencourt, serait purement fortuite...) et amie d'enfance de la mère de Julius.
Un virement de 5 millions à destination de Charlotte Brune va susciter l'intérêt de la justice française, laquelle va demander l'entraide judiciaire à la Suisse. Et le procureur genevois Chasse, ami de René Simon, demande à Julius de rencontrer son émissaire, le juge Curelli...
La rencontre est houleuse. L'échange qui suit en donnera un aperçu au lecteur. Le juge Curelli, après avoir traité les gens comme Julius d'intermédiaires, d'hommes de paille, enfonce le clou:
"De la pourriture! Les paradis fiscaux gangrènent la démocratie!
- Je ne fais pas de politique.
- Ce n'est pas de la politique! C'est de la morale!
- Il n'est écrit nulle part que les Etats doivent ruiner leurs concitoyens."
Quoi qu'il en soit René Simon, peu après, envoie à Chypre Philip Julius, qui sait que:
"Les Russes ont plus d'argent à Chypre que les Grecs à Londres."
Mais ce n'est pas pour un Russe qu'il doit s'y rendre, c'est pour un "dormeur du lac", ouvert là-bas à la fin de la Seconde Guerre mondiale par feu le mari de Charlotte Brune... Muni d'un numéro de compte et d'un code, Julius doit y aller pour faire signer un exit warrant par le notaire de la succession, qui demeure dans la partie nord de l'île...
Un hic se produit cependant au moment du virement de la somme sur un compte en Suisse et le dénouement de l'histoire permet au
lecteur de comprendre à quoi rime tout ce qui a précédé et qui n'est pas sans rapport avec la chasse à leurs ressortissants fraudeurs organisée par les Etats-Unis, l'Allemagne et
l'Italie...
Hormis le détail évoqué en début d'article (il n'y a pas le Migros, mais la Migros), il est indéniable que Stéphane Denis connaît bien la Suisse et le fonctionnement des trusts, outils d'opacité qui ont la prédilection des anglo-saxons et qui, ici, ne sont pas aussi répandus que cela.
Comme Stéphane Denis ne manque pas d'humour et que son style est enlevé, son roman, qui ne demande pas des heures de lecture, mais qui est dense, offre au lecteur d'agréables moments en compagnie du monde discret des grandes fortunes réfugiées en Helvétie. Où finalement est pris qui croyait prendre...
Francis Richard
Les dormeurs, Stéphane Denis, 144 pages, Grasset