Le passage 7

Par Emia

7. Silver regardait plusieurs livres (Ayizadé, Atala, Octavie) empilés sur ma table de chevet. J’ai tendu le bras et j’en ai effleuré un, au hasard. Lentement, il a fait NON de la tête.

- Mais alors, d’où m’apparais-tu ? ai-je demandé.

- C’est à toi qu’il serait juste de poser cette question, a rétorqué Silver. D’où me parles-tu ?

Il souriait. Ça m’a bouleversé, je n’ai su que répondre. Puis j’ai compris que ce n’était pas Silver mais moi-même que je voyais, là, assise près de la fenêtre. Je reconnaissais mon visage, ma main posée sur mon genou, mon buste, mes jambes, mes chaussures usées… Mais mon pied gauche  me paraissait déformé, plus maigre que le droit : une erreur de copie, pensé-je distraitement. Je me sentais comme en rêve, à la fois distante et dédoublée, mais mouvante aussi, et sereine.

Puis quelque chose s’est déplacé,  j’ai ressenti une douleur aiguë, et j’ai fondu en larmes. Je me pleurais, moi qui n’avais su pleurer Silver, et je pleurais les souffrances de Silver ainsi que notre solitude à tous face à la mort. Tandis que je sanglotais, je me sentais me fendre, lentement : un abîme s’ouvrait en moi, avec moi, et il en montait un long appel ténu. J’ai redoublé de pleurs ; et puis je me suis arrêtée aussi brusquement que j’avais commencé.

Cette nuit-là j’ai rêvé de l’appartement que j’avais quitté pour aller vivre avec Silver.

Je l’ai revu comme s’il était resté intact pendant toutes ces années. Il m’avait attendu revenir et j’étais revenue lentement, pas à pas. Ç’avait été une longue marche : j’avais traversé plusieurs vies, plusieurs villes.

Il faisait nuit. J’ai ouvert la porte, je suis entrée, mais je n’ai pas allumé. Un duvet de poussière cuivrée recouvrait le tapis, les meubles et la bibliothèque. J’ai fait un pas : au même instant les lumières d’une voiture ont jailli, deux rais obliques glissant tour à tour sur le mobilier et les murs, faisant se déplacer leurs ombres. J’étais envahie par une exaltante sensation de bien-être et de sécurité. J’avais retrouvé mon chez-moi délaissé à n’y même plus penser : et j’ai décidé de renouer sur le champ avec ma vie d’antan. Puis j’ai songé à Silver et ça m’a pincé au ventre. Silver n’est plus mort ! me suis-je raisonnée. Je ne pouvais pas l’oublier.

J’ai fait un autre rêve. Je me trouvais dans un canot, et il me suffisait d’en effleurer les rames pour qu’il glissât sur l’eau paisible d’un étang. J’avançais parmi les vaguelettes argentées et rousses tout en contemplant la forêt clairsemée aux reflets automnaux sur la rive. L’air était doux, le ciel haut et bleu ; il n’y avait pas un bruit.

Ce rêve comme le précédent m’imprégnait d’une bienfaisante sensation d’irréalité, mais il en émanait aussi un soupçon d’inquiétude. Cette inquiétude aiguisait mon imagination et rendait la vision particulièrement limpide, les reflets dorés sur l’eau et les arbres (dans la poussière de ma chambre) ajoutant encore à sa vraisemblance. Je voyais le monde tel que je l’avais désiré, et ce désir, pénétré d’évidence, reposait au cœur de chaque particule dont étaient faites ces impressions si douces et convaincantes. Mon inquiétude devait provenir de ce que, si intense fût mon désir, ce monde n’en n’était pas moins instable, temporel et mouvant, bien qu’il me semblât imperturbable. En rêve, l’inquiétude était donc signe de vie : cela ressemblait à une révélation. Voici la beauté, me dis-je – ou du moins, cela  y ressemblait.

Je me réveillai sur ces pensées. Ma chambre d’hôtel me paraissait très confortable. Il faisait encore nuit, les meubles et les murs irradiaient une douceur secrète : ils étaient miens, et j’étais en eux.


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