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« A bas la Morale, Vive la Loi ! », Les raisons du déclin moderne de la morale (Partie 1)

Publié le 27 mars 2013 par Tchekfou @Vivien_hoch

Une intervention de Charles-Eric de Saint Germain, professeur de philosophie,
au Forum Veritas à Lyon (19 mars 2013)

Ière partie. 

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La société moderne ou post-moderne, comme le remarquait Gilles Lipovetsky dans Le crépuscule du devoir, désigne l’époque ou le devoir est édulcoré ou anémié, où l’idée du sacrifice du Moi est socialement délégitimé, où la morale n’exige plus de se dévouer pour un idéal transcendant, pour une cause supérieure à soi-même. Loin d’être la norme idéale, la réactivation du devoir absolu semble aujourd’hui soulever la réprobation et l’indignation collective, et le terme d’ordre moral semble être devenu synonyme de terrorisme et d’inhu-manité, car négateur de la culture individualiste et hédoniste qui est celle de notre société post-moderne. En fait, cette émancipation de la modernité à l’égard de la morale semble aller de pair avec le déclin de la religion et des dogmes religieux : en effet, le devoir ne pouvait recevoir un sens absolu que s’il était considéré comme quelque chose de sacré, d’où son lien étroit avec le sentiment religieux. Même Kant, héritier des lumières en ce qu’il fonde la morale sur la seule autonomie de la volonté et sur la raison pratique législatrice édictant les normes de notre agir moral, nous invitait encore à regarder nos devoirs moraux comme s’ils étaient des commandements divins, afin de renforcer le caractère sacro-saint de la loi morale.Et si Durkheim mettait en avant l’idée que le sentiment du devoir est le produit du processus de socialisation qui conduit l’individu à intérioriser progressivement, dans sa conscience, les normes qui rendent possible la vie en société, il soulignait lui aussi la parenté du devoir avec le sentiment du sacré puisque l’obligation morale, en tant que contrainte intériorisée, témoi-gne de la transcendance de la société sur chacun de ses membres pris individuellement.

« De là l’effort des républicains pour réinjecter du sacré dans la sphère publique« 

Il ne s’agit cependant pas de dire, comme le disait le grand inquisiteur dans Les frères Karamazov de Dostoïevski, que « si Dieu n’existe pas, tout est permis ». La morale laïque républicaine de la fin du XIXè siècle, s’inspirant directement de la morale kantienne, s’efforcera de garder de la morale chrétienne ce sens du devoir, la déesse raison ayant désormais pris la place de Dieu et du décalogue pour nous dicter nos devoirs et obligations. D’où la constitution d’un véritable catéchisme moral républicain, le souci de la République étant de former des citoyens vertueux alors même qu’il n’y a plus à attendre désormais des récom-penses célestes ou des châtiments infernaux pour justifier l’obéissance à nos devoirs, qui vont de ce fait perdre petit à petit le caractère sacré d’où ils puisaient leur force. De là l’effort des républicains pour réinjecter du sacré dans la sphère publique, d’abord à travers la sacralisation de la « nation » puis à travers la sacralisation des valeurs républicaines (liberté, égalité, fraternité), seul moyen de justifier le sacrifice des individus et le dévouement des citoyens à la mère patrie, dans une période particulièrement troublée par les guerres franco-allemandes, qui exacerbèrent le nationalisme des deux côtés du Rhin.

Mais l’on peut se demander aujourd’hui ce que vaut la « sacralisation » de ces valeurs dès lors qu’on les coupe des racines judéo-chrétiennes qui leur ont donné naissance, et de l’inspiration évangélique qui les animait. Aujourd’hui, ces valeurs sont devenues « folles », et elles ne sont plus que la caricature de ce que nous a légué notre héritage judéo-chrétien, que beaucoup de nos contemporains s’acharnent à renier.

L’aspiration à la liberté, par exemple, qui était au cœur du message christique, en tant que libération à l’égard de la servitude du péché, s’est aujourd’hui renversé en despotisme et tyrannie du plaisir, où l’homme devient esclave de ses pulsions, incapable de résister aux inci-tations d’une société de consommation qui, loin d’exalter le désir, contribue en réalité à le tuer puisqu’en l’exauçant instantanément, elle ne lui laisse même pas le temps de croître et de s’intensifier, ce qui conduit l’homme à l’anémie.

De même, l’égalité, qui a historiquement rendu possible la reconnaissance de la valeur de tout homme quel que soit son sexe, son ethnie ou sa culture (égalité clairement affirmée par St Paul dans sa lettre aux Ephésiens, au moins pour ceux qui sont « en Christ »), cette égalité est aujourd’hui confondue avec l’identité ou l’indistinction, comme si la différence sexuelle et biologique était devenue totalement « insignifiante » pour une humanité désormais désincarnée, indifférenciée et asexuée. Celle-ci croit illusoirement produire son humanité en s’arrachant à tous les conditionnements biologiques, sociaux, familiaux ou religieux.

« cette autocréation de l’homme par l’homme ne peut aboutir, à terme, qu’à une perte du sens de l’humanité elle-même« 

Mais outre que cet arrachement, qui instrumentalise l’école à cette fin, a toujours constitué le ressort des régimes totalitaires (assigner à l’école la tâche de d’éduquer, et non d’instruire, est problématique, car l’éducation relève de la famille, et les professeurs sont des enseignants avant d’être des éducateurs), cette autocréation de l’homme par l’homme ne peut aboutir, à terme, qu’à une perte du sens de l’humanité elle-même, s’il est vrai que l’humanité de l’homme s’enracine dans sa condition incarnée (car le corps biologique sexué, tout comme la famille et la culture, fa-çonnent l’identité humaine, elles lui permette de « prendre corps » en tant qu’identité toujours différenciée, et c’est cette diversité qui fait d’ailleurs toute la richesse de l’humanité).

Enfin, la fraternité, dont les premières communautés chrétiennes donnaient l’exemple, se réalisait à la fois par la dimension de « partage » et de « mise en commun » du travail de tous, par l’accueil de l’autre, fondée sur le principe de l’amour du prochain, et par l’ouverture (la distinction « ami-ennemi » qui structure les communautés qui soudent leur unité sur un principe d’exclusion, étant ici neutralisée par le commandement christique d’aimer ses enne-mis). Aujourd’hui, si la notion de solidarité et de partage des ressources reste au cœur du discours politique officiel, elle prend bien souvent la forme d’un « assistanat » qui ne permet pas à l’autre d’accéder à une véritable autonomie et au sens des responsabilités individuelles.

On voit ainsi qu’en se coupant de ses racines judéo-chrétiennes, une nouvelle régulation des valeurs morales s’est progressivement mise en place, qui stimule les valeurs du bien être individuel, exalte le narcissisme, et disqualifie désormais les formes disciplinaires et rigoristes de l’obligation morale qui émanaient encore de l’impératif catégorique kantien. Aucune valeur n’est plus désormais absolue et sacrée et ne justifie qu’on lui sacrifie sa vie, pas même l’homme puisque, n’étant plus considéré par nos contemporains comme à l’image de Dieu, il n’est plus qu’un simple « matériau » que l’on peut manipuler, remodeler et redéfinir selon les besoins du moment de la société. C’est pourquoi la « crise morale » que traverse l’occident (et l’Europe en particulier) est une crise profondément spirituelle, liée à son rejet de la foi en Dieu et en ses commandements, pourtant faits pour nous « donner la vie ». Cette crise morale, qui est une crise spirituelle, se traduit par le fait que nous baignons dans une « culture nihiliste » (dit le philosophe J-L Marion) qui conduit l’occident à son propre suicide là où les pays émergents (je pense en particulier au Brésil et à la Chine) connaissent un renouveau spirituel qui se traduit par un dynamisme économique dont on peut se demander s’il n’a pas aussi partie liée avec la ferveur religieuse et l’espérance nouvelle en l’avenir qui habite désormais ces peuples.

« L’homme post-moderne a été moralement anesthésié et il est aujourd’hui spirituellement mort.« 

Bref, pour conclure ce premier point un peu rapide, on voit que l’occident croyait s’être débarrassé de Dieu en proclamant péremptoirement sa mort et en se libérant des prétendus carcans religieux, mais on se rend compte aujourd’hui que cette prétention n’a fait en réalité qu’entraîner la mort de l’homme lui-même, car l’homme post-moderne, réduit à une simple marionnette, n’est plus qu’un consommateur passif, victime de toutes les manipulations idéologiques et de tous les matraquages médiatiques dont il est quotidiennement la proie. « Assis devant ma télévision, je suis de l’homme la négation, pur produit de consommation, je tourne en rond, je tourne en rond » chante Zazie pour décrire cette homme postmoderne. Incapable de toute distanciation critique, c’est un être « déconstruit » par l’absence de tous repères moraux, car il a été moralement anesthésié et il est aujourd’hui spirituellement mort.

Que reste-t-il, alors, de la « morale » ? Face à l’effondrement de tout ce qui pouvait donner à l’homme occidental une espérance, seule reste aujourd’hui pour « morale » ce relativisme de la tolérance, dont les maximes se réduisent à respecter les différentes sensibilités et, surtout, à ne pas choquer. Si telle est la morale dans laquelle se résume notre post-modernité, laquelle n’a plus rien à proposer à la jeunesse d’aujourd’hui en dehors de son hédonisme matérialiste et individualiste, sur fond d’athéisme et de laïcisme parfois intransigeant (si le gouvernement actuel n’a pas d’autres « idéaux » à proposer à la jeunesse, on conçoit qu’il puisse aussi souhaiter l’ouverture des salles de shoot : au rythme ou vont les choses, elles vont vite se remplir…), alors je comprends qu’on puisse mépriser une telle morale, que l’on puisse vouloir l’abattre et lui préférer la Loi.

* Charles-Eric de saint-Germain est auteur des cours particuliers de philosophie


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