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Un soir de mars à Bruxelles. Alors qu'une tempête de neige de merde se pointe, je m'invite chez Elzo Durt dans son appartement près de la place Flagey. Je compte juste faire une petite interview, mais je sais pas, le temps passe vite, on cause de plein de trucs, il me fait écouter des cool groupes (j'ai enfin trouvé quelqu'un qui emploie plus souvent que moi les termes "cool" et "chouette"), et je me rends compte au bout d'un moment que ça fait trois heures que je suis là et que je devrais peut être le laisser tranquille bosser sur la pochette de l'album de La Femme, pour laquelle il a déjà accumulé trois nuits blanches. De cette rencontre, j'ai tiré treize pages word, et j'ai eu toutes les peines du monde à vous condenser cette discussion en un article un minimum assimilable que de toute façon vous ne lirez pas en entier parce que vous êtes des putains de flemmards. Mais ce mec a juste trop de trucs intéressants à dire, que ce soit sur son travail d'illustrateur, sur la musique, ou encore sur les soirées improbables qu'il a vécues.
INTERVIEW ELZO DURT
Elzo Durt ne fait pas de musique, il a "chipoté à la batterie, mais genre vraiment chipoté". Pourtant, il a envahi sans que vous vous en rendiez compte votre paysage musical. Il a dessiné les pochettes d'une tripotée de groupes de Born Bad et autres formations de garage louables (genre l'EP de Thee Oh Sees avec l'écorché-soldat et les intestins roses derrière - une grande fierté personnelle). Il a aussi lancé le label Teenage Menopause, où sont sortis les derniers Scorpion Violente et JC Satan. Un mec qui a du goût et sait bien s'entourer.
Un style immédiatement reconnaissable
Vous distingueriez le travail d'Elzo Durt entre mille (ou peu s'en faut), ce qui étonne d'ailleurs pas mal l'intéressé "Y a pas grand monde qui fait ça. C'est assez bizarre parce que c'est tout con en fait, comme technique". Le Belge de trente-deux ans a une imagerie un peu morbide, à base de collages de vieilles gravures, de couleurs vives, où les parties du corps humain ont souvent une place très importante. Il ne dessine rien. "J'ai jamais été à l'aise avec le dessin, donc j'ai cherché d'autres moyens de m'exprimer. J'ai fini par trouver une façon de me sentir bien avec ce que je veux mettre sur papier".
Elzo Durt travaille avec de vieilles gravures ou des images de comics qu'il trouve dans les bouquins innombrables qui tapissent son appartement. Il se considère d'ailleurs comme "chineur" et avoue passer un temps fou à trouver les bonnes images pour tel ou tel projet. Ensuite, il les assemble et les colore sur Photoshop, ce qu'il compare à du sampling en musique. "Ça prend sûrement autant de temps qu’un mec qui va le dessiner lui-même. Mais bon, c’est pousser le truc justement le plus loin possible. Au début c’était beaucoup plus simple mais au fur et à mesure, j’affine ma technique. Là maintenant, si j’ai envie d’une ligne droite, je pourrais la dessiner, mais j’ai plus envie d’aller la chercher pour avoir les accrocs que je veux".
Son style, il le développe progressivement, en commençant par les flyers, qui ont été son école. Il connaissait tous les types qui organisaient des soirées, et à l'époque, il n'était pas rare de trouver sept ou huit flyers signés Durt dans un même bar. "Les premiers flyers sont catastrophiques hein, c'est vraiment dégueu et ultra simple. Et puis petit à petit, ça s'est développé".
Et puis il a commencé à faire des pochettes de disques. Après tout, c'était pour ça qu'il était rentré à l'ERG, l'Ecole de Recherche Graphique de Bruxelles. "C’était vraiment ça mon rêve. Je suis à fond dans les disques depuis longtemps. Mon papa était déjà bien à fond donc j’ai bien baigné dedans. C’est un super médium, t’as une liberté totale dans la pochette de disque. C’est un des rares trucs où tu vois autant de liberté."
Fournisseur attitré des pochettes de Born Bad
Au début, il travaille pour les copains (il en a plein), sur des pochettes qu'il n'assume pas toujours aujourd'hui, ou pour des groupes dont il n'aime même pas la musique spécialement. En parallèle, il a pendant quatre-cinq ans une galerie au Recycl'art, une infrastructure urbaine et artistique logée dans la gare désaffectée de Bruxelles-Chapelle. On lui file, dès sa sortie de l'école en 2003 un petit coin où il peut inviter les artistes qu'il veut, et faire des afters de concerts organisés dans la salle même du Recycl'art. C'est à l'une d'entre elles qu'un soir il rencontre JB Wizz, le boss de l'ultra-pointu Born Bad Records. Ils sympathisent pas mal et parlent tout de suite de travailler ensemble. Depuis, il a contribué à pas mal de pochettes de disques sortis sur le label parisien, et s'occupe systématiquement des affiches d'évènements organisés par celui-ci. Cette collaboration a permis de véhiculer les images du bonhomme un peu partout, surtout en France, où il est directement assimilé à Born Bad, ce qui ne le dérange pas trop.
D'ailleurs, rien que pour nous, Elzo Durt revient sur quelques pochettes qu'il a pu faire en une dizaine d'années (vous pardonnerez la qualité dégueulasse de la vidéo, on n'a pas trop les moyens chez TEA) :
Des expositions un peu partout
Mais ce qui l'a vraiment lancé, à ses yeux, c'est de travailler pour Carhartt. "J’ai fait leurs couvertures de magazine qui était publié à je sais pas combien de milliers d’exemplaires. Et puis après avec eux j’ai fait une tournée de douze dates en quatre mois où je faisais des expos. J’ai fait toute l’Europe comme ça. Et ça m’a permis d’exposer dans des villes comme Londres où c’est pas facile du tout."
Elzo Durt fait environ une à deux expositions par mois à l'étranger. "Là j’étais en Italie, c’était super, vraiment. Une grosse galerie, reçu comme un prince. Et avant que ça commence ils avaient vendu à blinde, et au vernissage aussi. Tu sens que c’est des gens qui se bougent et qui savent qui ils invitent. Parce que c’est ça aussi, il faut toucher un public. Moi je le vois bien, des fois y a plein de gens au vernissage mais c’est pas pour ça que tu vends énormément. Il faut avoir un public qui a du fric, qui a envie d’acheter. Ça m’est arrivé combien de fois aussi de faire des expos où tu mets deux-trois jours à monter, et puis t’as six personnes au vernissage, c’est la lose ultime. Bon j’essaye de faire un peu plus attention aussi, à force. De ne plus partir n’importe où." Des plans foireux, il en a connu des tonnes. Comme il vend à pas trop cher, il n'a pas forcément accès à des galleries importantes. Il a parfois exposé dans des bars où il retrouvait à la fin tous ses "bazars" en lambeaux. Ou des galleries qui ferment juste après et ne lui rendent pas l'argent ou ses travaux. Il a dû retourner à Copenhague exprès pour ça, une fois.
Du problème de travailler pour la scène alternative
En plus de ses expositions qui prennent du temps, l'animal travaille comme un fou sur des pochettes de disques, des affiches, et des tas d'autres commandes. Des projets, il en a plein, "Trop, même. Parce qu’à force, ça te tue la vie aussi quoi. J’ai jamais fini. Je me stresse à mort. Je dors pas pour ça. Donc trop de drogues et tout. Et bon, y a un moment tu te dis qu’il faudrait au moins que je vive dans mon château quoi !" Le château, on en est loin, même si son appartement à Ixelles est plutôt chouette. Elzo Durt ne gagne pas grand chose. Même s'il admet vivre mieux qu'à une époque, il n'est pas encore capable de mettre un euro de côté malgré le fait qu'il bosse énormément et a continuellement une liste géante de choses à faire en retard. Il a perdu son statut d'artiste en Belgique depuis que celui-ci ne comprend plus les créateurs. Alors il s'en sort tant bien que mal avec le chômage.
Ça semble être le prix à payer pour faire un boulot dans ce que l'on aime vraiment. "Y a un moment où tu te demandes comment ça va se débloquer ce truc là, mais bon, aussi, c’est à force de travailler pour des trucs alternatifs… C’est vrai que je fais jamais une image qui ne me plait pas. Et on n’est pas beaucoup à pouvoir le faire comme ça, de cette façon là. Je suis heureux de me réveiller tous les matins et de faire ce que je fais."
Bruxelles, la déprimante
Elzo exerce certes le métier de ses rêves, mais il a aussi des moments difficiles "où tu pètes les plombs et t’as envie de tout lâcher." Surtout, il changerai bien de ville. Bruxellois pure souche, il avoue avoir pas mal déprimé il y a un ou deux ans et caressé l'idée de partir. "Tu sais la ville et la vie à Bruxelles étaient chouettes, enfin je trouve. C’était vraiment très vivant. Et puis il y a eu un déclin. Y avait notamment un endroit comme le Recycl’art, qui était vraiment super actif. T’avais toutes les semaines des bons trucs à aller voir à des prix super pas cher. Quand ça a changé de direction artistique ou de directeur en général, l’endroit a complètement changé, du coup ça a fait un gros vide à Bruxelles. Et puis il y avait plus vraiment de salle de concert, c’était hyper dur d’organiser des trucs, plus de disquaires non plus... Il y a un vrai manque d'endroits ici. Et puis je connais tout par coeur."
Elzo Durt s'exilerait bien à Paris, où la plupart de ses amis habitent. D'autant plus qu'il n'a jamais ou presque de proposition de travail qui vient de son propre pays, "alors qu'à Paris j'ai plein de trucs, ça n'arrête pas". On sent le grand amour qu'il porte à la capitale française, il peut disserter facile une dizaine de minutes sur tout ce qui l'attire dans cette ville. "Ce qui me plait à Paris, c’est que tous les mecs qui font un truc, ils ont tous un boulot, ils se bougent, et ça donne une dynamique, pour la créativité en tout cas. Ici à Bruxelles, j’ai plein de gens que j’adore mais ils foutent rien, ils sont toxicos, ils se laissent vivre. À Paris c’est quand même différent, tu te demandes comment ils font les mecs pour, déjà, payer un appart, puis en plus louer un local pour répéter. Et pourtant y a une chiée de groupes ! Ça les oblige à devoir se bouger le cul. Parce que tu vois une ville comme Berlin, finalement, la vie est relativement facile donc les gens se bougent moins." (C'est marrant, le groupe The Chap avait justement dit la même en interview).
Mais une chose l'empêche de partir : Otto, son fils qu'il a en garde partagée. "J'ai fait un gosse ici, tu vois, j’ai pas envie de le laisser non plus." Il a bien essayé pendant un an de vivre à Paris et de rentrer de temps en temps à Bruxelles, mais c'était trop compliqué. "Je me suis fait à l’idée que finalement non, que je revenais et qu’il fallait que ce soit cool. Vivre à Paris c'était complètement irréalisable", même d'un point de vue financier - on en revient toujours.
Teenage Menopause Records
Tout au long de l'interview, Elzo Durt sort des noms de groupes et file dans son coin vinyles/cabine de DJ faite maison chercher le disque en question et me le faire écouter. Et comme le gus est du genre à s'investir à fond dans tout ce qu'il fait, il ne se contente pas de vivre sa passion en donnant une identité visuelle à la musique. Il la fait vivre aussi. D'abord, en organisant des soirées assez régulièrement à Bruxelles, pas pour en faire un business, non non, juste pour se faire plaisir et inviter les groupes qu'il a envie de voir. Il s'improvise aussi disquaire à domicile, en vendant des disques de Born Bad, de ses potes (il faut savoir qu'il est souvent payé en vinyles), ou des vinyles qu'il a acheté en petit stock après un concert qu'il a bien aimé. "Comme les disquaires sont tellement chers, je les achète et puis je prends presque pas d’argent dessus. J'en vends des wagons entiers. Je dis sur Facebook que j'ai ça, ça, ça, et ça part direct".
Ensuite il s'investit à travers Teenage Menopause Records, le label qu'il a créé avec Frous, bon ami parisien et réparateur d'avions de sa profession. "L'idée, c'était de sortir des copains". La blague, elle, c'est que cette aventure est née d'une erreur. Le Belge a des amis qui ouvrent un studio d'enregistrement, il se renseigne sur internet pour des prix pour des 7 inches, il tombe sur des trucs complètement faux, mais pense que c'est faisable. Un peu plus tard, avec son acolyte, "je sais pas au quantième jour de fête on était", ils vont voir Catholic Spray en live à Paris (Elzo connait Cyprien du groupe, c'était son dealer). Ils adorent, proposent, "arrachés", aux gars de sortir leur disque, tout le monde est content, et la machine est lancée : "À partir du moment où on a dit qu’on le faisait, fallait le faire. Après il fallait trouver le bon nom. Alors on s’envoyait des SMS à toute heure de la nuit. On avait une chiée de noms. Je suis assez fier de Teenage Menopause, ça représente bien l’état d’esprit et la connerie, la bêtise de comment on vit." Et, en rassemblant leurs contacts à eux deux, ça marche tout de suite plutôt bien. Tout le monde les connait dans le milieu, ils ont bonne presse. En 2012, dans le top 10 des albums de l'année de Technikart, deux étaient sortis chez Teenage Menopause. Mieux : Frous a été cité, toujours par ce même magazine, dans les cent personnalités de l'année. Elzo trouve ça plus drôle qu'autre chose, et pense que c'est surtout un effet de mode, même s'il est fier d'avoir sorti de très bons disques l'année dernière, Scorpion Violente et JC Satan en tête.
Dans un futur proche, Teenage Menopause pense sortir les disques de Jessica 93, Tits, et Mountain Bike en coproduction avec Born Bad. "On se fait fort aider par JB, sur le pressage et puis sur tous les envois. Il nous prend sur son catalogue. Et je pense que si un groupe a l’occasion de sortir sur Born Bad, je le pousserai plus à faire ça, c’est quand même pas du tout la même chose, c'est devenu l'institution de l'indé en France. Nous on sort qu'à 500 exemplaires, tu vois." Il se sent parfois un peu mal vis à vis du succès de Teenage Menopause "C’est pas très loyal après par rapport aux groupes de Born Bad. JB il rêvait de sortir Scorpion Violente par exemple. Et le prochain JC Satan sera sur Born Bad."
"Des bêtises ? On en a fait plein !"
Vous l'aurez compris, chez Elzo Durt, tout est une histoire de rencontres, de réseaux. D'ailleurs, si Scorpion Violente est sorti chez Teenage Menopause, c'est grace à une soirée improbable. Elzo les avait invités à jouer aux brasseries Bellevue avec Catholic Spray. "Je venais de choper une machine à fumer et on a mis deux bouteilles de Poppers dans la machine à fumer. Et on a gazé la salle toute la nuit. Du coup eux ils ont fait un concert complètement incroyable d’une heure et demie au lieu de quarante cinq minutes. Et tout le monde était complètement arrangé et ils comprenaient pas pourquoi. On s’est pris des grosses migraines. On a retrouvé une trentaine de capotes au premier étage, on sait pas ce qu’il s’est passé. On a réveillé les gens le lendemain avec un bon coup de trombone ou de trompette dans la gueule, et on a remis la machine en route. Scorpion Violente étaient les seuls au courant. Ils aiment bien ça. Ils sont bien bêtes."
L'artiste a aussi l'habitude de transformer son appartement en afters qui durent trois-quatre jours. "Les voisins me détestent. Ils doivent en avoir plein le cul, quand on arrive à quinze ici à quatre heures du mat et balance de la grosse techno pendant trente heures, c'est normal. Maintenant ils appellent les flics systématiquement. Et des fois tu ramasses, quand tu récupères le gamin le lendemain et que t'as l'appart ravagé. Je dois puer aussi."
Ne pas s'embourber
Et quand il ne bouge pas sur de la techno à sept heures du matin sous l'emprise de diverses substances, Elzo continue de bosser sur dix mille projets (hyperbole, mais à peine) à la fois. Il a terminé un jeu de cartes qui va être édité en avril au Dernier Cri, une maison d'édition indépendante qu'il adore, à Marseille. Le projet était à la base une série de flyers réalisés pour des soirées A Gauche de la Lune à Lille.
"En même temps je vais sortir un livre avec Blanquet. C’est un gros gros illustrateur en France qui maintenant fait une maison d’édition. J’adore vraiment tout ce qu’il édite. Donc là on va faire un peu une rétrospective du boulot. On en parle beaucoup, mais il faut que je rentre dedans et tu vois, c’est faire une pause sur tout le reste."
Sinon, on commande toujours des pochettes signées Elzo Durt, mais il a de plus en plus tendance à faire le tri, et à refuser certaines propositions, "pour pas en faire trop et qu’au bout d’un moment y ait plus personne qui ait envie que j’en fasse. Je le vois déjà maintenant souvent, des groupes de potes qui me disent "Ouais mais non parce qu’on voit trop tes images". Surtout dans le garage en France. Par exemple les Magnetix, on s’entend super bien, on est partis en tournée pour faire tous les Etats-Unis, mais leur dernière pochette, ils avaient pas envie que je la fasse parce qu’ils avaient envie d’autre chose. C’est logique. C’est pour ça qu’il faut pas griller non plus toutes les étapes."
Et quand on lui demande s'il n'a pas peur de faire un peu toujours le même type d'image, même s'il avoue parfois choisir un peu la facilité, il ne s'inquiète pas trop : "À la différence d’un illustrateur, un mec qui va dessiner, qui a un style précis, je peux partir beaucoup plus facilement dans des directions très différentes, ça dépend de ce que je prends comme images de départ. Même si je pense qu’on reconnaît le truc quand même. Dans les dernières chez Born Bad, c’est quand même très différent, mais malgré tout y a quand même un truc qui revient, dans les couleurs…" Ouais, en tout cas, vous n'avez pas fini d'en bouffer, du Durt.