Cartographier le monde perdu ?

Par Alainlasverne @AlainLasverne

haque commerçant, aujourd'hui, est sommé de livrer la provenance de ses produits alimentaires, comme chaque usager doit s'intéresser au parcours de l'innocente nourriture qu'il prétend acheter. Dans un mouvement qui naquit dans le maelström de l'affaire « vache folle », ce sont tous les produits qui se doivent d'être repérables, identifiables, pleinement transparents. Corrélativement, chaque humain doit être pleinement identifiable et repérable sur une planète débarassée de ses zones et de ses êtres dangereusement incertains.

Deux corrélations : une la volonté de montrer, de manifester une origine – mais pas forcément réelle, car rien ne prouve que les commerçants ne marquent pas n'importe quoi sur l'étiquette, comme le prouve l'affaire Spanghero/Findus, ou l'on vit des produits, dûment étiquetés comme contenant du bœuf, en réalité fabriqués avec du cheval.

Loin d'une claire confiance en la transparence, c'est la défiance qui gagne du terrain dans nos esprits habitués aujourd'hui à pressentir une face sombre pour chaque situation. Les étiquettes surchargées d'explications figurent l'attirail renouvelé d'un bonimenteur, tant la pub nous a appris à déceler et déjouer les explications des sophistes, à percevoir le mensonge ou le vide au travers des caractéristiques de l'imaginaire produit qu'on nous fourgue en permanence. Le produit est devenu sous nos yeux dessillés un conspirateur cherchant en permanence à abuser nos papilles et, au-delà, notre santé. Le consumérisme décomplexé brille de lumières trompeuses et cette perestroïka qu'il assène sur des milliards d'étiquettes semble trop universelle pour être honnête.

Pas besoin d'être lettré pour deviner aussi l'illusoire d'une traçabilité sans failles. Les étiquettes sont aisément falsifiables, les entreprises dans l'enfer de la rentabilité brûlent de faire profit avant de jouer la transparence de la vérité.

Le consommateur – pour combien de temps ? - continue à jouer le jeu. Pareil à l'enfant, il fait comme si les mots désignaient réellement les choses qu'il convoite et le misérable bout de bois devient une épée, la viande réformée un steak de premier choix. Au fond de lui-même, il sait bien que tout cela n'est que fumée, que ces lignes sur les produits ne montrent rien du champ de bataille de la mondialisation. Comment se défaire de l'illusion et à quel prix, voilà des questions qu'il ne veut toujours pas se poser.

La traçabilité est entrée dans nos vies, il est vrai. Le produit à nu, exempt de ce totem en signes minuscules, nous inquiète. Promo bâclée, deuxième choix dans le permanent médiocre dont nous gavent les hypers ?..

Beaucoup approuvent même la traçabilité élargie, celle qui surveille les produits et traque le terroriste ou le sans-papiers, dans un monde où chacun et chaque chose serait ce qu'on dit sur lui et à la place que l'autorité indique à son propos.

Dans ce mouvement d'identification généralisé quelque chose désigne en réalité une universelle incertitude.

Nous ne sommes plus assurés de ce qu'est notre société. Société sans directions et valeurs clairement partagées, sauf à croire que le triptyque fondateur de la République a encore une qualité performative. Nous ne sommes guère plus certains de ce que nous sommes comme personne, tant les diverses avancées de la psychologie comme de la sociologie ont sapé l'estrade de cet être indivis qui se permettait de juger des qualités et des hiérarchies du haut de l'inébranlable balcon qui ornait la maison de maître ou le pavillon Ça me suffit. Sans parler de l'effondrement des prescripteurs spirituels qui régnaient encore sur nos vies il y a à peine quelques décennies.

Nous écoutons les ping de nos lasers qui cognent sur le néant, nous regardons ces marques magiques qui ne mènent nulle part, ces architectures identificatoires où personne n'habite. Nous continuons à invoquer le maillage parfait pour ne pas voir le vide devant nous, pour ne pas entendre le fracas des certitudes qui n'en finissent pas de s'écrouler, dans un monde où la nature comme les menées humaines semblent de plus en plus imprévisibles et grosses de dangers latents.

L'être humain possède néanmoins une forte tendance à tenter de fixer le chaos des jours et des choses. Ça s'appelle faire société. Pour cela il faut un projet, une dimension collective déterminée et claire, à la mesure du désordre intérieur et autour de nous. Loin d'être l'avant-garde d'une confiante refondation les quelques étiquettes et traceurs dont il se dote ne devraient pas l'aider, mais accentuer le délitement en cours.

Il fut une époque où on ne se posait même pas la question. Les objets et les biens portaient des noms et sortaient de nos mains, de nos champs et de nos étables. Les gens naissaient et vivaient alentour, à portée de vélo et même de vue. Il n'y a pas si longtemps, acheter en magasin signait une démission et partir au loin un arrachement.

La traçabilité recouvre aujourd'hui une société qui a oublié comment faire monde localement, comment se suffire à elle-même. Loin d'illuminer les antres sombres de la planète, elle promet d'écarter définitivement la possibilité du vrai, du réel, tant sa promesse vient recouvrir non seulement les plaies du monde actuel mais surtout les fragments mémoriels du monde d'avant.