C’est en 2008 que le public découvre ce visage sans âge et fermé, comme un adolescent qui en aurait déjà trop vu. Un film adapté de son livre, une Palme d’Or, un César et François Bégaudeau entre dans la culture populaire.
Pourtant cela fait déjà plusieurs années que l’homme écrit. Mais seul l’écran amène la notoriété. En contrepartie, il se charge de modeler votre image.
Depuis plusieurs années, on l’interroge comme un intellectuel, on craint ses phrases comme un Schopenhauer. Ses zygomatiques semblent figés.
Pourtant, il est tout autre. François Bégaudeau est décalé, drôle, sans attente, espoir, ni jugement, épris de liberté. De la sienne, mais aussi de la votre.
Un décalage entre son image et son être. Un décalage dans lequel nous sommes tombés, comme dans un piège. François Bégaudeau répond à nos questions en moins de 24h, ce qui reste un record pour blended. Et il y revient même lorsque nous lui envoyons un second lot d’interrogations. Pourtant, l’interview n’est visiblement pas à son goût. Certainement à juste titre. Mais l’homme se prête au jeu. Parce qu’on vous l’a dit, il aime sa liberté et respecte donc la votre.
Un peu cynique, un peu ironique, un peu cassant, mais toujours honnête.
Quand on se plonge rapidement sur votre parcours, c’est son éclectisme qui frappe.
Je veux bien admettre que je m’intéresse à pas mal de choses, mais du point de vue de la pratique, 90% de mes activités depuis douze-treize ans ont à voir avec l’écriture… Donc je ne me sens pas si éclectique.
Enseignement, musique, sport, cinéma, littérature, journalisme… quel est le point commun selon
vous à toutes ces activités ?
Ce serait un peu artificiel d’en trouver un. Surtout qu’il y a de multiples façons de s’emparer de chacun de ces domaines. On peut donner des cours en blouse, aimer le foot bourrin, adorer Truffaut, écrire des polars scandinaves, être journaliste d’investigation pour Marianne… Quelqu’un comme ça n’aurait rien à voir avec moi.
Bon, par ailleurs, je ne suis pas journaliste (critique, c’est tout), je ne fais plus de sport, plus de musique, et je n’enseigne plus. Vous voyez bien que l’éclectisme, bof. Plus juste serait de dire que depuis quinze ans je me suis essayé à beaucoup de formes d’écriture : romans, essais, théâtre, scénario, critique, chronique, livre jeunesse, scénario BD. J’ai même écrit pour des marionnettes, oui monsieur.
Ce qui frappe dans chacune de vos activités, c’est son enracinement dans la réalité. Penser et vivre le réel, s’impliquer, s’engager, c’est ce qu’on appelle un intellectuel dans une vieille tradition française née avec Zola. Aujourd’hui est-ce que vous ne vous sentez pas un peu seul, avec Michel Onfray peut-être ? Pour nous, vous ressembleriez plus à un Chomsky ou un Zizek.
Je ne me sens pas du tout un intellectuel façon Zola. Et à vrai dire, pas un intellectuel non plus. J’ai plutôt tendance à me méfier de cette race-là. Mon dernier livre peut se lire comme : comment je ne suis pas devenu un intellectuel. Le hic, c’est qu’aujourd’hui on demande beaucoup aux écrivains de donner leurs opinions. On refuse 49 fois sur 50, mais c’est la cinquantième, par définition, qui sera retenue. Mais dans les œuvres ? Il faudrait que vous me disiez laquelle de mes productions participe de l’intellectuel engagé, on avancerait mieux. Une chose sure c’est que je ne me sens pas du tout proche de Zizek et Chomsky, pour la raison qu’eux écrivent des livres théoriques, et moi principalement des romans. C’est une différence décisive.
Un mot sur l’enseignement, métier magnifique. Quel regard portez-vous sur ce monde aujourd’hui ?
Métier magnifique que la moitié des gens qui l’exercent veulent quitter. Heureusement, ils seront vite remplacés par des gens comme vous qui le trouvez magnifique et trépignez de pouvoir enfin quitter le journalisme pour pouvoir l’exercer.
Avec autant d’activités, on se doit de vous demandez vos références.
Je n’aime pas beaucoup les listes, ça fait palmarès. Je vais donc plutôt vous dire ce qui m’a plu récemment. En livre : Camaraderie, de Matthieu Rémy ; L’immobilier, d’Helena Villovitch. En film : Camille Claudel 1915, de Bruno Dumont ; Le monde Fantastique d’Oz, de Sam Raimi.
La littérature est une activité solitaire. Est-ce un confort pour vous de pouvoir se retrouver seul ou au contraire, préférez vous le contact des autres ?
J’aime les deux. Beaucoup de solitude pour un livre donne envie de voir du monde. Beaucoup de monde donne envie de se retrouver au calme devant l’ordi.
On se fait un peu chier dans le punk en ce moment non ?
Non, puisqu’il y a Justine.
En parcourant votre site, on découvre qu’il y existe des malentendus sur votre vie. Vous ne seriez pas né en Vendée, et votre sport de prédilection serait le hand. Où est la vérité ?
Dans la cuisine, près du lave-vaisselle. Oui là juste au milieu.
En fait, vous vous plaisez à brouiller les pistes vous concernant. C’est quoi ? Une façon de se
préserver du trop médiatique ? Construire sa légende ? Le majeur tendu aux visages des autres ? Une forme de surréalisme ? Une réelle schizophrénie ?
Comme j’entends n’importe quoi sur mon compte, la façon la plus rigolote de survivre est de produire mon propre n’importe quoi. J’aime bien m’amuser.
Vous avez été nègre. Un nègre c’est un écrivain sans ego. C’est plus que rare.
J’ai été nègre pour Erik Orsenna, donc c’était un peu particulier car ce mec n’a pas beaucoup d’ego. On travaillait presque d’égal à égal. Enfin je ne me sentais pas du tout subordonné. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai engrangé la confiance nécessaire pour écrire mon premier roman.
Vous ne semblez pas coupé de la jeunesse. Quelle différence entre vos 20 ans et les 20 ans
d’aujourd’hui ?
Des cheveux en moins, un peu de bide, des rides, mal au dos. Sinon je suis beaucoup plus jeune qu’à 20 ans, où, comme je l’explique dans Deux singes, j’étais un peu un « jeune vieillard »
Réaliser, c’est dans vos projets ?
Je réalise collectivement des documentaires, ça me suffit pour l’instant.
C’est quoi être de gauche aujourd’hui ? Le vrai socialisme humaniste se trouve chez les Verts ?
Voilà bien une étiquette qui ne m’intéresse pas. Je suis plutôt d’une tradition antihumaniste, qui passerait par Foucault. Je suis marxiste libertaire tendance nietzsche, je ne sais pas si un parti représente cette option là. J’ai voté Mélenchon, j’ai parfois voté pour les Verts ou la LCR, mais cela ne signifie pas que je me sente de parfaites affinités avec ces partis, ces personnalités. Économiquement je trouve Mélenchon impeccable, mais il est trop républicain pour moi.
Trop républicain, c’est-à-dire ?
C’est avec ce genre de questions qu’un type comme moi finit par passer pour un intellectuel engagé. Sur ces sujets je ne m’exprime jamais spontanément, c’est des questions qu’on me pose. Je n’ai pas fait de livres sur Mélenchon. Ni même écrit de textes. Il est vrai que les journalistes ne s’appuient que très rarement sur vos productions écrites (cet entretien en est un magnifique exemple : aucune mention d’une matière écrite) Les journalistes ne cessent de solliciter votre opinion, et ensuite vous passez pour un mec qui l’ouvre sur tous les sujets.
Le cinéma français, vous en pensez quoi ? Un peu monolithique dans la mélancolie non ?
Tout à fait. J’ai récemment essayé de montrer, dans Transfuge, que cela venait beaucoup de la domination économique, et donc artistique, des acteurs (qui adorent jouer la mélancolie). Cela vient aussi du fait que 90 % du personnel des cinéastes et comédiens sont issus de la bourgeoisie.
Vous semblez avoir un amour inconditionnel de la vérité.
Un amour inconditionnel de la vérité… Ça laisse un peu perplexe, votre expression. Disons que je crois qu’un artiste ou un penseur visent la justesse, visent à exposer ce qui leur semble juste. Je n’ai pas d’autre prétention. Mais là encore on manque d’exemples précis.
Je vous ai entendu exprimer une forme de déception de la politique, et même, sur d’autres sujets.
Je ne sais pas où vous avez pu m’entendre exprimer une déception en politique, parce que ce n’est pas du tout mon style. Au contraire, je raconte, toujours dans Deux singes, que je n’ai jamais été déçu, vu que je n’y ai jamais cru. J’explique aussi que la politique est pour beaucoup une passion de la déception. On en fait POUR être déçu.
Pour ma part je me garde d’y croire ou de ne pas y croire. La question n’est pas là. La question est : où va mon désir, où va mon plaisir. Ce qui m’intéresse, c’est de suivre les émancipations concrètes, et elles sont multiples. J’ai une appréhension purement joyeuse de la politique –ce que j’entends par politique : l’énergie et l’ingéniosité que mettent les gens à inventer leur vie.
Quand je parlais d’une forme dé déception en politique, c’est justement quand vous dites n’y avoir jamais cru.
Mais on ne peut être déçu que si on a d’abord cru ! Je mettais des espoirs dans la plage de Biarritz, j’arrive, il fait moche, je suis déçu. Si je ne mettais pas d’espoir dans Biarritz, je ne suis pas déçu. N’ayant jamais fonctionné sur le paradigme de l’espoir, celui de la déception m’est étranger.
Est-ce que la démocratie est un système qui convient. Une autocratie avec un tyran bienveillant (un peu suivant le schéma parental), ce ne serait pas mieux ?
Étrange de poser cette question à un libertaire. Un libertaire pense à l’inverse qu’il n’y a jamais assez de démocratie, que la démocratie n’est pas un système (le notre ne l’est pas, le représentatif n’est pas la démocratie), mais un principe de mobilité permanent, l’exercice permanent du « dissensus » (Rancière). Je laisse ceux qui veulent un père rêver d’un autocrate. Les pauvres chouchous.
En fait, plus on vous lit, on vous écoute, on se renseigne sur vous, plus on se dit que votre trait
principal c’est un rejet viscéral de l’élitisme sous toutes ses formes.
Je ne sais plus bien ce que veut dire élitisme. J’adore Godard, c’est élitiste ? Non : j’adore Godard et je peux essayer de dire pourquoi. J’adore Belle toute nue, c’est populo ? Non, j’adore Belle toute nue, et je peux essayer de dire pourquoi. De toute façon je ne perds pas d’énergie à rejeter. Je préfère saluer, promouvoir, nommer. Promouvoir l’intelligence collective et individuelle de n’importe qui, n’importe quand, sur n’importe quoi.
Que représente le mot pour vous ? Comment, jeune, vous venez au mot ? Par la lecture, avant l’écriture ?
Mon dernier livre évoque précisément cette question. Je vous y renvoie.
N’auriez-vous pas envie qu’on reconnaisse un peu plus votre humour.
Ceux qui me lisent savent que c’est le trait constant et dominant chez moi. Il suffit de me lire.
Musicien et fan de football, vous auriez du naître en Angleterre non ?
Enfant, j’ai longtemps voulu être anglais, en effet. En vieillissant je me suis quand même rendu compte que ce jeu ne m’allait pas du tout, et que je détestais la pop anglaise. Reste le rock sixties et le punk 77 : là oui, rien que pour ça je veux bien sanctifier ce pays.
La publicité, avec des réals de ciné comme Inarritu, a su filmer le foot. Alors, quel soucis avec le long métrage ?
Ces pubs ne me plaisent pas, c’est du jeu vidéo. Ça n’a rien à voir avec le foot (je déteste Inarritu, d’ailleurs). Je me fous des passements de jambe. Mais la question n’est pas là. Ce qui manque au ciné, c’est un vrai et grand récit autour du foot, en oubliant de filmer le jeu. C’est étrange qu’on n’ait pas encore eu ça. Peut-être parce qu’on n’est pas très bon pour faire des film-dossiers –et que Canal ne les financera pas, pour les raisons qu’on sait.
Quel serait votre méthode pour filmer le foot ?
Avec des échasses et un nez jaune. Mais sans batterie.
Quand on s’appelle Pirlo, ça ouvre les portes du Stadio delle Alpi ?
Oui, c’est un des avantages. Franchement je ne pensais pas qu’un jour ce patronyme, dont j’avais honte au point de prendre un pseudo, me permettrait finalement plein de choses. Merci Andrea.
Deux Singes ou Ma vie politique, Broché, février 2013, François Bégaudeau.