Ils marchent le regard fier
Article de Claire Laloyaux (à lire ici dans son contexte original).
Photo : Basil Bunting par Jonathan Williams
C’est un bien beau récit que nous livre Marc Villemain avec Ils marchent le regard fier. S’affranchissant du goût de notre époque et de la tonalité cynique de son précédent livre, il cisèle un style qui est peu courant dans la littérature française contemporaine, c’est le moins que l’on puisse dire. Modelé dans la bouche d’un vieux gionien, « un peu limité avec [s]on langage », qui raconte le drame de sa vie et de ses proches, à un âge où tout aurait dû suivre son cours sans accroc, le style est fait d’une syntaxe trébuchante et grenue, se raccrochant à quelques îlots de certitude et de bonheur alors que le monde s’effiloche et creuse avec violence le fossé entre les générations. Plus ou moins proche de la nôtre, à ceci près que la « révolution », si souvent évoquée, y a ici encore un sens, l’époque est en effet celle d’un jeunisme insolent et belliqueux — nombreux sont les faits divers de personnes âgées passées à tabac par les plus jeunes. Le monde effrayant décrit par Villemain ressemble à une dystopie, à une version alternative et bien probable de notre société, laquelle délaisse ceux qui traînent derrière eux toute une culture et un parler local dont la grande ville ne se préoccupe plus. L’écriture mime alors le désarroi d’un petit groupe de vieux résistant vaillamment à l’irrespect et à l’effondrement d’un monde où les trois âges de l’homme savaient encore se côtoyer sans heurts. Le vieux qui raconte le drame d’une révolte brutalement arrêtée par une mort tragique s’essouffle à confronter la société dont sont exclus les plus faibles à un temps révolu qui émerveille par sa tendresse. Villemain dit avec beaucoup de pudeur l’attachement du vieux Donatien, le « Débris », à son épouse, Marie, au beau visage marqué par l’inquiétude de voir son fils, Julien, révolté contre ses pères :
Elle avait ce visage vous savez, ce visage auquel rien ne se refuse tant le moindre courant d’air y pourrait laisser sa trace. Sec, laineux, la peau comme de la paille, toute en sucre glace. Apeurée, une sirène qu’on aurait retenue de force au bord de l’eau. Avec des petits gestes d’écureuil, précis, vifs, mais une langueur dans la voix, une lassitude, comme une brisure ou un éreintement. Avec Donatien, ils se sont toujours aimés de leur plus bel amour, celui de l’ancien temps. Du genre qui ne se sent pas obligé à d’autre preuve que de savoir l’autre en vie et jamais trop loin. Chez eux, c’est vraiment le coeur qui est touché. Mais Julien avait glissé là-dedans un grain de sable.
« La pauvrette, une feuille d’automne, toute légère, toute mignonne qu’elle était, telle que je l’ai toujours connue, avec ses grands yeux tristes et marron, une vraie libellule, cette angoisse dans le visage », la Marie, la plus belle femme du village et peut-être du tout Paris lorsqu’elle sort, toute pimpante, avec Donatien pour aller voir une pièce comme un couple de jeunes mariés, la Marie est celle qui porte à bout de bras les hommes de sa vie, ceux qui ne savent plus trop comment croire à la filiation, ceux qui organisent une révolte mais ont perdu l’espoir. Dans la manifestation qui rassemblera près de quatre millions de vieux et de vieilles, elle ne sait peut-être pas suivre du même pas son fougueux Donatien qu’elle prend encore par la main mais elle est, je crois, le discret soutien dont ont besoin ces meneurs, le sourire qui sait se faire présent sans être trop maternant, trop intrusif : « Plus présente et plus discrète, tout en même temps, il n’y a qu’une femme pour savoir faire ça. » Magnifique est ce passage dans lequel le vieux oppose les bruits de la campagne, où l’oreille s’exerce à en distinguer toutes les nuances, au brouhaha de la capitale qui n’offre qu’un confus bruit de fond. Inévitablement, c’est à Marie que le vieux revient, lui-même sans doute secrètement attaché à elle : dans ses belles rides se lisent aussi la lente coulée du temps, sa tessiture faite de marbrures, l’exact opposé donc du polissage contemporain :
Tandis que moi, fin de soirée, mes habitudes étaient comme qui dirait plus simples. Je montais la prune finale dans ma garçonnière, je m’installais une chaise, et là, tout confort devant la fenêtre accoudé, je grillais des sèches en volutant mes fumées sous le réverbère. Regarder et entendre. Juste ça. [...] Dans une grande ville comme celle-là, si on pouvait couper des tranches dans toute cette cacophonie, ce n’est pas Dieu possible le nombre de sons qu’on pourrait déterrer. Il n’y a pas que les moteurs, ça tout le monde les entend, et que trop, mais tout ce qui est derrière. Tout ce que ça cache comme bruits de pas, murmures, accents, vibrations et ronflements, des bruits qui claquent et des bruits mats, tout en même temps, tout mélangé. Chez moi, dans ma campagne, pas un bruit qui ne soit isolé. On sait que le voisin est rentré parce que son portail grince comme ça et pas autrement. Ou que la mésange dans l’arbre en face a donné naissance parce qu’à ce moment-là, à part les rayons du soleil, c’est la seule chanson qui nous revienne. Ou que le maire a encore trop picolé parce qu’on l’entend tonner du bout de la rue contre son rival. A la capitale, rien de tout ça. Tout se confond, pas un son pour recouvrir l’autre. [...] Et puis je pensais à Marie. Je me disais qu’une des plus belles choses que cette Terre ait jamais données, c’étaient bien ses rides, à Marie. Et par-devers moi que si les jeunes chiméraient une vieillesse sans rides, alors, vraiment, ils n’avaient pas idée d’à côté de quoi ils passeraient.
L’histoire que nous conte Marc Villemain est bien celle d’un ratage, d’une chute, d’une cassure irrémédiable dans la patine du temps, aux conséquences tragiques pour chaque personnage, jeune ou vieux : aucun ne se remettra d’un grondement qui brisa les assises d’un peuple. Par un effet de circularité, la dernière page du livre, émouvante de densité, admirable par son refus de peindre la douleur ailleurs que sur les visages, brise net le temps, le fige dans le tableau d’un cri muet, à la manière de ces peintures de barricades qu’on croirait d’un temps bien enterré, et nous ramène aux toutes premières pages du livre. Là où le vieux commençait à débiter sa fable tragique, non plus comme un avertissement — car l’après de la révolution avortée est déjà là —, mais dans une lourde mélancolie pleine de regrets, on rencontrait le vieux Donatien sur son banc, recroquevillé sur son passé, photographiant tous les jours « les campanules, les jonquilles, les hortensias, toutes ces foutues générations de pigeons, de moineaux et de passereaux. » La nature seule ne bougera plus, rebourgeonnera comme elle a toujours su le faire tandis que les hommes, eux, courront vers la vitesse et les ruptures successives avec ce sol qu’ils ne veulent plus sentir : « Moi pas le genre à enjamber, faut que j’éprouve la terre sous mes souliers. Que ça soit le désert ou le bourbier, ce qu’il me faut c’est de savoir où se posent mes pieds pour aller où » marmonne l’ami d’enfance de Donatien. De Donatien d’ailleurs on garde l’image d’un étonnement puis d’un effondrement. Le garçon qui lui ramasse sa canne jette un dernier pont entre les bientôt morts et les bien trop vivants. Donatien « qui plonge ses yeux dans ses yeux à lui, dans ceux du petit » y voit peut-être une dernière entente possible ou la confirmation d’une désillusion. Le très sensible livre de Marc Villemain porte la trace de cette nostalgie : au souhait d’une paix des esprits après la débâcle répond l’à-quoi-bon d’une vie à poursuivre dans un présent déjà étranger aux vaincus de la grande et de la petite histoire.