Chant XXV
Les dix-huit poèmes préservés d’Arnaut Daniel
Et ses deux mélodies retrouvées à l’Ambrosienne
Ne suffiront pas à réveiller la sextine,
bien nommée.
L’ai cherché jusqu’au fin fond perdu du xiie
Sans l’avoir trouvé nulle part, pourtant ses trobar ric
Ont bien servi à Danteet à Pétrarque, sans barque
Spéciale, dans le marais des rencontres capitales
Sans lesquelles nul poète ne peut rien entreprendre.
Le jour où Ducasse m’a donné rendez-vous en Provence,
Et où, comme d’habitude, je suis arrivé en retard,
Sa première question fut « Savez-vous qui était Arnaut ?
– Pourquoi, dis-je, vous avez tenté de le détourner ? »
Cheveux bouclés, très noirs, col déboutonné,
Il ressemblait vaguement à sa photographie,
Faisant comme s’il ne me lançait aucun défi,
Mais assuré de sa mémoire, et de son savoir,
Il collait ses paumes l’une à l’autre, comme s’il
Voulait rappeler l’existence cachée de la figue.
« Je croyais, dis-je, que Rimbaud se trouvait avec vous. »
Il me répondit : « Vous savez bien qu’il ne part plus,
En a marre d’errer de-ci de-là, tels les marins marrons. »
Et moi : « Vous avez prétendu nous crétiniser,
Ce fut votre seul échec : vous nous avez réveillés,
Et d’abord votre héritier, un certain Debord.
– Pourquoi ne l’avoir pas invité ? dit-il doucement,
Il ne pratique pas le dolce stil, imite trop les Romains,
ou, sinon, les manuscrits de 1844 de Karl Marx
« Mais c’est un excellent imitateur de Poésies,
Ce dont je ne saurai exagérément le louer.
N’empêche…. Mais il n’a pas détourné Dante. »
[…]
A l’orée
À genoux dans le gel
perclus
malgré les hasards sur la plage
je masse l’étendue de la mer
caresse à la clé
panoplie ou poussière de viandes
quelle nacre te déterre ?
le bordel suinte par tous les nœuds
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tendrement menacé
mais la guerre infectant tes gencives
ton genou à vif comme une goutte
calmé mais centuplé par les fontaines
ça grimpe ta moelle et s’accroche à tes glandes
caillé quartz
ça clame dans ton engrenoir
écueils en coups de poing sur la glotte
ça gratte ton poison ça darde et ça crêpe
même le venin te harnache
et toute la racaille printanière vient te renifler dans les coins
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là où le pire n’a plus de prise
défenestré par la poigne macabre
ça culbute et ça plonge aux racines de la colère
là où ça boit le flanc de ton univers
il suffoque,
le
Nul !
étrier vidé de sa proie
il a beau secouer le cornac et la crème
le
Corse abatteur de charmes
la brute à fleur de voie lactée te corsète de sourires
Tape sa mort contre terre !
tape son tempérament !
tape son entêtement contre tous les néants !
— le blasphème te pardonnera
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l’ancre jetée en nasse violette c’est au tour du soleil de clamser le bord-à-bord du vertige lui échoit
pourvu que ça bouscule le courage
c’est le signal
pourvu que les maisons se dissolvent dans le ça
c’est le chemin
avance, avance, avance
les horizons se rabibochent avec la cendre
tout le paysage est flasque
et tu t’étales dans un grand murmure de veau écrasé
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« on ne sait jamais » dit l’ombre quatre
les serrures sont bloquées
les drapeaux ont foutu le camp
ne reste que le sel sur la langue et ces familles affreuses
ne reste que l’écorce écorchée la glèbe
la mélancolie banlieusarde des papiers glissés sous la porte
mais non
je me trompe — loup-de-mer —
les montagnes de joie sont là
DEBOUT
COMME
DES
MARCHANDES
DE
POISSON
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jamais je n’ai su compter jusqu’à l’océan
Pacifique
pourtant
quelle vie de boules nous menions sur le tapis vert
la nuit naît de cette nappe de nerfs
la lune est un crochet du gauche
et quand je me voile sous le linceul du silence
quelque chose en moi réclame la qualité
je ne sais cette chanson éraillée pour les vieux
ma jeunesse se targue
et quand je me promène sur la scène
le théâtre se coquillage et le souffleur se perle
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puissante est la passion
puissante la déraison
puissante la force d’attraction
puissante la terre sans frontières
— puissante la calme femme sans chapeau
ivre d’aller de l’homme à la liberté
mais pour contrecarrer l’action coercitive
la puissance des lampes de la poitrine
tout ce que le cœur a de lames et de marées
les coups de barre dans le noir
l’ample désespoir sous sa couverture de palmes
le psaume, même
ne suffisent jamais
ce qu’il faut
c’est une bille dans ton numéro 77
basta !
8
Toi qui ne recules devant rien coup d’archet du tigre monument échevelé du charme fusais
tu sais que cette tragédie infime
chaque jour
se répercute à gogo dans tous les miroirs de poche
et que ‘essentiel
c’est de jeter la quatrième arche
par-dessus les cris
par-dessus (?) par-dessous (?)
partout (?)
là où il y a du bruit des à-peu-près et du crime
ici.
.
.
.
.
La chambre d’échos
Si, né du néant, nanti de mon aveuglante nudité,
J’avance, chargé d’une absence de fardeau,
Dans les ruelles réelles,
C’est par force, sous l’impulsion oppressante de ma force.
Ma force est l’ambition vaincue qui m’entraîne.
Dans la robe empesée par le froid du désastre,
Lèvres soudées, je remonte à l’origine de l’échec
Et je retombe, prostré, aux pieds de ma statue.
Les anneaux criards à mes doigts s’éclipsent
Et la nuit chuchote sur la trace de ma chute.
L’erreur, qui cherche sa croix dans mes forêts,
Fixe sur moi la prunelle pâle et monde du pôle.
J’effeuille l’orchidée hagarde du vent
Qui m’arrachait des lambeaux de vérité, au tournant.
Je solidifie ma muette manie de mentir.
J’enclos dans mes os l’étincelle qui fait virer ma vie.
Je me nourris de mon cerveau
—
Bloc confit d’in-masticables questions —
Et, comblé, colmate ses manques.
Saturé d’alcool autocratique glacé,
Arraché à la barre imbrisable,
Craché au sommet du mât tremblant,
Écœuré, j’exulte, j’assassine l’infamie.
Ignoble inquisiteur de mon ignominie, je me purifie,
Scie parricide meurtrie !
Je suis un bloc de nuit pâli.
Ivre de désir,
Je m’embourbe au ralenti dans la pâteuse aurore.
Un chien s’amuse à mastiquer ma chance,
Ramène à la surface consciente de ma fange
La folie de mes affres, ma furie pantelante !
Si elle succombait à l’asphyxie lucide,
Le ciel tout entier tournerait comme du lait.
Mais ses empoisonneurs attentifi la maintiennent en vie,
Entretiennent son râle — luxe leur salut !
Les yeux fermés, ils l’essuient,
Quand elle crache les poumons de l’inconnu, aphone.
Autrui dort, quand la fureur bat la campagne,
S’éveille tout à coup — quand la boue engloutit la furie !
Les ondes de l’écho propagent ma conscience.
Du désert de ma bouche, le choc m’a expulsé.
Dans la brèche créée par l’écroulement des mots,
La fraîcheur du souffle est retrouvée changée.
L’espace frustré se venge. —
Mon corps,
Fenêtre ouverte au tout par l’irruption du cri,
Se voit telle une planète
Au fond de la fusée déchargée dans son être.
Toute chose, dès lors, me donne son nom
Et tout être nourrit du sien mon sang.
.
.
.
Petit jour
Mouche cachée sous la houppette de la marchande
De violettes, un flacon de regret
Passe devant le pare-brise du camion de lait.
Aux
Halles, on entasse des billes rouges dans l’ouate.
La vaisselle neuve du soleil
Émerge derrière les toits empaquetés par la neige
Et, sous l’immense sombrero de la surveillance,
L’ouvrier avance. Éveillé par le déclic de l’essaim,
Fouetté par un orage de grêle agacée,
Il perce la terre à jour.
Ensablés dans le limon ancien des grisailles
De la
Villette, quelques êtres patients sécrètent
L’étincelante toile de la victoire.
Rosée émue,
Cristallisée au bord des lèvres dévêtues,
Grande, effritée, cascadeuse, effrontée,
L’atmosphère de la ville rejette son vieux skunks
Sur ses épaules boueuses. —
Le sommeil d’un muet
A stoppé mon poème à l’instant de la sirène.
.
.
.
.
Trajectoire d’un fautif
Dans l’ouragan fœtal, se lève l’aliéné — nié
Par le chercheur d’or natal de mes reins — l’âne
Qui néantise mes matins, expertise mon noyau de rien
Bloque la targette dans mon arrière-train !
Exilé, victime de mon intérieur soleil,
J’eusse mieux fait de transformer mon temps et mes entours
Que de chercher des poux criards dans leur crinière !
Excédante, l’indépliable nature est là, qui m’assourdit.
Nuisons-nous, ma prédécesseuse !
Ma plume ambivalente étrille tes séismes !
Marin de la mort, j’ai perdu ta horde,
L’empois de tes empreintes ne freine plus mon élan.
—
Sœurette, ta défécation m’empourpre, m’impérialise !
Tes souffles, tes soupirs, tes piailleries m’assaillent,
Ton appel est déhanché, haché de « oh », haché de « ha » !
Les tristes rixes de l’ambigu,
Les drogues surérogatoires de l’emphase
S’évanouissent devant l’intact
Torquemada de mes fautes.
Tangue, balise !
Balance-toi, mol soleil !
Le tremblement chantonnant des frênes
Tristement traîne sa traîne, à longueur de couchant !
Le tourment m’entoure, l’épouvante m’aimante,
Le vent m’a.
.
Source : Poezibao
« Népar hasard à Paris en 1928, j’ai vécu pendant la guerre, de 1942 à 1944,
en Franche-Comté, dont ma famille paternelle est originaire depuis le ixe siècle (Gottfried, Geoffridus, Geoffroy,
Jouffroy : Dictionnaire des patronymes français). Précoce
scribouilleur, j’ai tenu des notes dans la cave du consulat français de San
Sebastian…. » lire
la suite
Écrivain, critique d’art, poète, Alain Jouffroy est né le 11
septembre 1928 à Paris. Proche du mouvement surréaliste finissant, il se lie
avec André Breton, Joan Miró et Henri Michaux. Il a
dirigé la revue XXe
siècle et co-fondé avec Jean-Clarence Lambert Opus International, la revue
d’art internationale publiée par Georges Fall. Il a été conseiller
culturel de l’Ambassade de France au Japon de 1983 à 1985 et a publié une
centaine de livres depuis 1954. Il a reçu les prix Combat (1960), Apollinaire,
Roger Caillois et Alain Bosquet.
Extrait de sa bibliographie
A toi, poésie, Gallimard, 1958
Un rêve plus long que la nuit, roman,
Gallimard, 1963
Trajectoire, récit-récitatif,
Gallimard, 1968, réédition 2004
La fin des alternances, essai,
Gallimard, 1970
Manifeste de la poésie vécue, essai,
Gallimard, l’Infini, 1995
De l’individualisme révolutionnaire,
suivi de Le Gué et de Correspondance avec Philippe Sollers,
essai, Gallimard, Tel, 1997
Dernière recherche de l’âme, demain,
roman, Éditions du Rocher, 1997
Marcel Duchamp, conversation, Éditions
Dumerchez pour le livre, Éditions du Centre Pompidou pour le CD de la conversation,
1997
Une petite cuiller dans le bol, du
surréalisme à l’Externet en passant par l’individualisme révolutionnaire,
entretiens avec Gianfranco Baruchello, Renaud Ego et Malek Abbou, Éditions Paroles
d’Aube, 1998
Le monde est un tableau, textes sur l’art
moderne et l’avant-garde, Éditions Jacqueline Chambon, 1998
Velikovic, dessins et œuvres sur
papier, Éditions Acatos, 1998
Velikovic, aquarelles et gouaches, Éditions
Acatos, 1998
C’est aujourd’hui toujours
(1947-1998), Gallimard, Poésie, 1999
Conspiration, roman, Gallimard, l’Infini,
2000
Objecteurs artmakers, Éditions Joca
Seria, Nantes, 2000
Rimbaud, Napoléon, Cherbourg et l’Externet,
Éditions Joca Seria, 2000
C’est partout, ici (1955-2001),
poésie, Gallimard, 2001
Stanislas Rodanski, une folie volontaire, Éditions Jean-Michel Place, 2002
Anthologie de la poésie française à la première personne du singulier, Éditions
du Rocher, 2002
Vies, précédé de Les Mots et moi, poésie, Gallimard, 2003
Rimbaud nouveau, essais sur l’interlocuteur
permanent, Éditions du Rocher, 2003
Caffé Fiorio, une heure avant la fin de l’effondrement
de Nietzsche, Éditions du Rocher, 2004
La vie réinventée, l’explosion des années
20 à Paris, réédition corrigée, Éditions du Rocher, 2004
C’est aujourd’hui toujours (poèmes de
1947-1998), préface de Michel Onfray, Poésie/Gallimard n° 402, 2005
Trans-Paradis-Express, poème,
Gallimard, 2006
Il a également publié aux Éditions Christian
Bourgois (Éternité, zone tropicale,
poème ; L’espace du malentendu,
récit ; Max Ernst), aux éditions
Robert Laffont (Le roman vécu, roman ;
La vie réinventée, roman ; L’indiscrétion faite à Charlotte, roman
et Piero di Cosimo ou la Forêt sacrilège,
essai), des entretiens avec Pierre Klossowski aux éditions Ecriture (Le secret pouvoir du sens), aux éditions
Fall (New York ; Victor Brauner ; Martial Raysse), aux Éditions Terrain
Vague Losfeld (Aimer David, essai),
aux Éditions de la Différence (Moments
extrêmes, poèmes ; L’ouverture de l’être, poèmes ; Klasen, essai), aux Éditions du Castor
Astral (Eros déraciné, poèmes), aux Éditions
Externet (Onze portraits poètes ;
Onze poèmes des onze)
Sur le site de l’IMEC
un grand entretien avec
Alain Jouffroy