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[reportages et rencontres] « Le partage des voix », Annecy, 15 et 16 mars 2013 /II, autour de Béatrice Bonhomme

Par Florence Trocmé

 
Un dialogue entre James Sacré et Béatrice Bonhomme 
 

Le samedi 16 mars à 15h, Maison de la Poésie d’Annecy, a eu lieu une lecture et un entretien croisés entre James Sacré et Beatrice Bonhomme. James sacré a lu  La Maison abandonnée  de Béatrice Bonhomme. Il lui a ensuite posé quelques questions.  
  

VI James-Béatrice light
JS : Dans cet ensemble, La maison abandonnée, que je viens de lire, il y a alternance d’une écriture en vers, et d’une en prose. Pourquoi passer de l’une à l’autre ? Chacune  correspond-elle à un thème, à un mouvement prosodique ou autre particuliers… mouvements  qui se répondraient, qui joueraient (mais comment) l’un par rapport à l’autre ? Ou s’il s’agit d’un jeu de  miroir par exemple, autre motif présent dans cette « maison abandonnée » ? 
D’une façon générale dans tes livres, comment et pourquoi viennent la prose ou les vers ? 
 
BB : Ce que j’ai voulu faire dans ce livre, c’est un tissage comme tirer un fil rouge et un fil bleu, par exemple et les tresser ensemble. Cela fait partie de la composition, de l’architecture d’un ensemble que je voyais comme une fresque, une tapisserie, avec des motifs différents. Je voulais que chacun des ensembles, vers et prose, reste indépendant, puisse se lire indépendamment l’un de l’autre et entretienne toutefois des rapports étroits avec l’autre par des résonances ou des thématiques (désir et enfance). 
La prose (même si on peut parler ici de « poèmes en prose ») pour moi est davantage liée à la peinture, à la description visuelle. C’est comme un tableau, c’est le lieu du regard comme de petits tableaux qui chercheraient à fuir du champ de la caméra, du champ visuel, par quelque chose qu’on n’arriverait jamais à saisir et qui échappe justement à la description (le thème du secret). Et ce non-dit, cet impossible à cerner, qui s’échappe toujours, entre alors dans le poème qui constitue davantage pour moi un instantané, une photo rapide, une rencontre, un chant. Dans le vers, il n’y a plus le déroulement narratif, c’est une intensité lyrique impersonnelle, le je et le tu qui restent totalement anonymes, l’autre en soi, tout le monde, n’importe qui. Et le vers tente de rendre ce moment partageable par tous, l’amour, l’enfance, la perte, le deuil ou plus simplement l’eau de la pompe, les pierres, les oiseaux, l’herbe, la mousse, la cheminée, la poussière, la paille, les greniers, les poutres, les persiennes, les arbres, les tuiles, la limace, l’escargot. 
Le miroir qui est dans le poème, c’est cette résonance, cet aller-retour entre le vers et la prose, le va-et-vient qui est aussi celui de l’écriture et du désir, les éléments qu’on retrouve dans les deux ensembles et qui se répondent comme le jardin, les murs, l’eau, la pierre. Mais je crois qu’il y a aussi une quête temporelle, qu’il est question de l’écriture du temps qui s’écrit différemment dans la prose et le vers. Curieusement, cette quête temporelle est inversement proportionnelle à l’impression donnée par la prose (longueur des phrases, description, présence de la ponctuation, épaisseur) et par le vers (rapidité, absence de ponctuation) car la prose dans ce livre est ancrée dans le présent d’une rencontre  ponctuelle. Elle décrit des fresques et des tableaux réels. C’est une maison abandonnée rencontrée au détour d’une rue, une maison au présent, tandis que les vers renferment une épaisseur temporelle liée au passé, au temps arrêté, à l’enfance. 
D’une façon générale, dans mes livres, la prose est de deux ordres : 
Soit un ordre lié à la respiration lyrique et au verset, par exemple dans un recueil comme Cimetière étoilé de la mer. La prose est alors un souffle que permet l’amplitude du texte. 
Soit un ordre lié à la description, au tableau, au visuel. 
Les vers sont pour moi une sorte de chant lyrique impersonnel, un échange où tous peuvent se retrouver, comme si n’importe qui était traversé par une musique simple, une petite comptine. 
JS : La fresque qui s’en va, la maison aussi : s’agit-il là de figures du passé, de l’enfance, de la vie qui s’en va ? Et le poème qui vient… que se passe-t-il entre ces deux faits ? (entre « le gris des choses » et « le bleu de l’encre ») ? 
 
BB : Disons que la fresque qui s’en va et la maison aussi, ce sont des figures qui ont toujours existé, depuis la plus petite enfance avec la conscience du temps et de la perte. Mes parents étaient des exilés. Je suis arrivée en France à un mois. Mes parents n’avaient plus ni pays, ni maison. C’étaient des méditerranéens tragiques dans le sens où ils avaient une très grande notion du temps, de la perte et de la lumière. Ils ont débarqué avec cinq enfants et rien d’autre. C’était angoissant pour eux. La maison a toujours été abandonnée. Le bleu de l’encre, c’est comme mettre un peu de couleur et refuser de prendre au sérieux ce sentiment de perte et d’angoisse. C’est comme une couture qui essaie de réparer et qui coud bord à bord les éléments d’une rencontre. Qui coud bord à bord vers et prose pour habiter une autre maison. Et puis nous avons tous dans le cœur une maison abandonnée, c’est pourquoi ce motif qui pourrait être investi biographiquement est pourtant totalement désinvesti, impersonnel, car présent chez tout le monde, je crois. Un archétype finalement.   
JS : Et le motif de l’arrêt : arrêt du temps (p. 32, 42) , arrêt de la nuit (p. 45), du dessin (p. 32), du « tu » (p. 34, 36)… quelle interrogation du poème se dit à travers ce motif ? 
BB : L’arrêt du temps, c’est comme l’instantané, c’est une photo arrêtée. Ou plutôt, deux photos prises à intervalle, deux photos espacées dans le temps et qui se rejoignent. Cette impression que l’on a parfois en regardant la nuit de quelque chose qui serait suspendu, arrêté, ne bougerait plus. Un motif finalement très banal sans doute. Les gens qui meurent épinglés sur les saisons, et le décor qui reste immuable. Un rideau arrêté sur un théâtre figé. Le décor planté. Les gens, nous, qui passons sur le décor. Un petit théâtre de marionnettes. C’est une interrogation sur le temps qui passe et ne passe pas. Comme une photo figée, comme on pose un fixateur sur un tableau.  
JS : La « maison abandonnée », qui semble être là entre cette fresque et la nature qui l’entoure n’est-elle comme un poème qu’on retrouve avec ses mots qu’on ne comprend plus très bien, et sa présence qui persiste dans l’ensemble des livres qu’on a écrits ? Cette maison est bien dans le livre un poème… tes poèmes disent-ils un rapport à du vécu, ou s’ils y trouvent surtout des images et des formulations pour suggérer autre chose ? As-tu besoin d’un rapport intense à du vécu pour écrire ? Et si oui, quelle en est le résultat dans le poème ? 
BB : La maison abandonnée, c’est une vraie rencontre temporelle. J’étais à Lodève et dans une maison qui allait être détruite avec partout des graffiti, des tags et des fresques sauvages, il y avait une exposition officielle. Et se côtoyaient graffiti, tags, morceaux de tapisserie arrachée, peintures grattées et les tableaux de l’exposition. Tous ces signes semblaient se répondre et répondaient aussi dans le feuilletage temporel à une petite maison qu’on avait découvert dans les champs du Berry, étant enfants, une seule petite pièce, une sorte de bergerie abandonnée qu’on avait squattée et sur les murs de laquelle on avait rajouté nos petits signes gravés. On l’appelait je ne sais plus pourquoi « La maison d’Agnès ». Quand à Lodève, il y a une dizaine d’années, j’ai vu la maison qui allait être détruite, dans l’épaisseur temporelle est réapparue « La maison d’Agnès » perdue au milieu des champs du Berry, cette région où j’ai passé toutes mes vacances depuis mon enfance. Les poèmes ont donc un rapport au vécu, une intensité liée à un vécu. C’est sans doute un élément déclenchant de l’écriture. Curieusement ce vécu personnel devient dans le poème matière d’écriture totalement impersonnelle. Qui n’a pas vécu cela ? Une maison abandonnée, c’est comme l’enfance nous en avons tous une dans le cœur. C’est devenu une matière de poème comme un pigment sur la fresque, une couleur grattée par le pinceau, une gravure dans l’eau-forte. 
JS : Il y a aussi dans le livre, l’idée d’un secret (« sous l’herbe », dans « le noir profond »), et un « tu » qui reste mystérieux. Peux-tu préciser…  
BB : Le secret dans le poème, c’est l’écriture même du poème. Comment ça fonctionne. C’est cela qui demeure mystérieux. Comment ça s’écrit ou pas. Ce secret qui touche, bien sûr, à l’enfance, au secret des mots, à l’apprentissage de la langue, à l’apprentissage de la lecture, aux premiers mots tracés, aux chansons populaires, aux comptines. Et bien sûr au secret du temps, au secret du désir. Le désir des mots et des couleurs, c’est peut-être ce qui fait écrire, le désir du visage de l’autre, des visages qui sont passés, de l’enfance, de quelques images qui restent comme les coloriages d’un dessin d’enfant.  
Le tu, c’est justement la langue en soi, je crois. C’est quelque chose qui parlerait en soi et qui serait la voix de la langue et du poème. Et donc le lien à l’autre et au monde, la porosité au monde. 
JS : Et la présence du désir et de la sexualité, qui semble à la fois heureux et douloureux ? Rejoint-on là le désir d’écrire, le désir de poème ? S’agit-il de suggérer un cœur secret du poème ? Le désir est-il ce qui fait écrire ? 
Et l’enfance est-elle un autre cœur du poème ?  
BB : La sexualité et le langage, heureux, ou douloureux, font battre le poème. Oui, c’est le cœur rouge du poème, ce qui fait battre la langue, comme le battement du cœur. Le lien au mot et au monde par le désir. Le poème est lié au désir des mots comme vouloir saisir le monde, l’autre et les mots dans un poème. Mais finalement s’en dessaisir car il s’est échappé. Au début de la petite enfance, on croit qu’il  y a coïncidence entre les mots et le monde et que l’on saisit le monde par les mots. Quand on apprend à lire, on croit que le mot soleil va permettre de saisir la lumière, la chaleur. Et puis, on apprend sans doute la faille, que l’on tente de recoudre par les mots d’une tapisserie. 


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