A quelques kilomètres de Genève, c'est dans le hall de la Fondation Martin Bodmer, à Cologny, souvenez-vous amis visiteurs, que nous avions entamé de conserve la semaine dernière la lecture de l'introduction de ce que les égyptologues sont convenus d'appeler la formule d'offrandes,
gravée sur le superbe linteau de Kaaper, dignitaire royal du début de la Vème dynastie.
(Merci à Corine de m'avoir permis de lui emprunter ce cliché de l'intégralité du monument, réalisé à l'époque où cela était encore autorisé ; et derechef à mon amie genevoise qui m'a offert tous les autres, détails en gros plan accompagnant la présente intervention, ainsi que celle de mardi dernier.)
Après les prémices d'usage,
Offrande que donne le roi et (que donne) Anubis qui préside à la chapelle divine et à la nécropole : qu'il soit enterré dans la nécropole en tant que détenteur de privilèges, qu'il atteigne une très belle vieillesse auprès du grand dieu,
les besoins alimentaires du défunt peuvent enfin s'énoncer :
que l'on invoque pour lui (des offrandes consistant en) pain, bière, viande, volaille.
La phrase commence par ce que les philologues rendent par "prt xrw", - à prononcer "péret kérou" -, (de haut en bas, les trois premiers hiéroglyphes à droite ci-dessus), ce qui littéralement signifie "sortie à la voix" et que l’on traduit habituellement par "offrande verbale" ou, comme ici, par " ... que l'on invoque pour lui" ; ce "pour lui" étant figuré par les deux signes de droite en dessous.
(Remarquez au passage, pour le dernier d'entre eux, le rendu des écailles du petit céraste !)
Et ici, j'attire votre attention sur les propos que j'ai déjà précédemment tenus : la concision extrême de la formule d'offrandes de Tepemânkh sur son relief du Louvre était telle que seuls les denrée apparaissant ci-dessus à gauche, toujours de haut en bas, - pain, bière, tête de boeuf et de volaille - figuraient chez lui ; assorties, il est vrai, rappelez-vous, de la quantité symboliquement évaluée par milliers (mille pains, mille jarres de bière, etc.)
Chez Kaaper - comme chez bien d'autres - la prolixité s'invite puisque suivent maintenant les désignations des moments où le défunt escompte recevoir ces aliments essentielles : (lors de) la fête-ouag, la fête de Thot,
le premier de l'an, le Nouvel An,
la fête de la sortie de Min, la fête-sadj,
la fête du feu
le premier du mois, chaque fête, chaque jour,
Et la longue inscription si esthétiquement gravée de se terminer par l'énonciation de certains titres officiels du défunt :
le chambellan royal,
le prêtre d'Heqet
le magistrat et administrateur,
puis, évidemment, par son patronyme : Kaaper.
Sur le titre, curieux, rare, de prêtre d'Heqet, hem netjer Heket comme le prononcent les égyptologues, il me siérait à présent d'introduire quelques considérations.
Heqet était dans la langue égyptienne un nom théophore : celui d'une déesse présentant l'aspect soit d'une femme à tête de grenouille, soit tout simplement de la grenouille elle-même.
Souvenez-vous de celles, réalisées en différents matériaux, que nous avions aperçues en juin 2008 dans la vitrine 2 de la salle 3 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre. J'avais alors déjà précisé que le petit batracien possédait une valeur sémantique bien définie dans la mesure où, parce qu’il était issu des eaux - donc éventuellement des eaux primordiales de la mythologie -, il fut dès l’époque archaïque lié à l’apparition de la vie. Donc à la procréation.
Symbole de forces vivifiantes, dispensatrice de vie, Heqet fut associée aux défunts dont elle permettait la régénération, la reviviscence dans l'Au-delà. Raison pour laquelle, dans la vitrine 3 de la même salle 3, vous en aviez jadis admiré une, adorablement bleue,
négligemment posée à l'extrémité d'une branche de potamot, sur un fragment de calcaire peint (E 26092) représentant une scène de pêche dans les marais, environnement dont vous ne pouvez décemment plus ignorer maintenant toute la symbolique en rapport avec la renaissance des trépassés.
Cette connotation perdura d'ailleurs bien au-delà de l’Egypte pharaonique puisque fut retrouvé un exemplaire chrétien d'une lampe décorée d'une grenouille où se lit, en grec, cette assertion : "Je suis la résurrection".
N'oublions pas que, du têtard à l'âge adulte, la grenouille subit d'importantes
transformations, d'où sa présence tout à fait logique aux côtés des morts pour leur "annoncer" leur métamorphose à venir dans le royaume d'Osiris.
Pour rester dans le même esprit, dans la même symbolique, j'ajouterai que la grenouille fut aussi assimilée à la déesse accoucheuse, parèdre de Khnoum, le dieu potier qui modèle l’enfant divin sur son
tour : c’est donc elle qui était censée donner le souffle de vie en tendant le signe "ankh" en direction du visage
du petit être que Khnoum créait.
Elle était également censée participer à l'avènement du monde, ainsi qu'à l'apparition de la tant attendue crue du Nil : elle avait donc partie liée avec certaines des fêtes agraires énoncées sur notre linteau, dont celle du Nouvel An, vers le 18 juillet, quand tout à la fois fleuve, soleil et défunts reprennent vie.
Rare, indiquai-je à l'instant, à propos du titre de prêtre d'Heqet, parce qu'il ne fut porté qu'à l'Ancien Empire et, selon les documents actuellement connus, par à peine une petite quinzaine de personnages, tous en relation étroite avec les nécropoles du nord, Saqqarah et Abousir : deux ayant vécu à la IVème dynastie, dix à la Vème, dont Kaaper, et les deux derniers à la VIème dynastie. Indéniablement très peu répandu, le titre fut apparemment circonscrit à une époque bien définie puisqu'il n'est plus attesté par la suite.
Nonobstant la disparition de cette prêtrise, il appert que les fonctions sacerdotales des différents personnages qui les effectuaient étaient en relation avec les cimetières de la région memphite.
Au-delà de ces certitudes, Miroslav Barta, égyptologue tchèque grâce auquel nous avons jadis "visité" divers mastabas exhumés dans la nécropole d'Abousir dont, j'aime à le répéter, celui de Kaaper, s'interroge, dans un article librement téléchargeable sur le Net, plus profondément encore sur la fonction réelle de cet officiant au sein des rites funéraires.
Could it be then that the "tekenu" represents the priest of Heket ?
Souvenez-vous, à la fin de notre rencontre du 4 décembre 2010, nous nous étions entre autres penchés sur une figuration assez surprenante au coeur de certaines scènes d'inhumation : une masse relativement indéfinissable, tirée sur un traîneau, à laquelle les égyptologues attribuent le nom de "tekenou".
Si nombre d'interprétations différentes se sont succédé pour qualifier ce mystérieux paquet, - je n'y reviens pas ici, il vous suffira de les (re)découvrir dans cet article pour autant que le sujet vous intéresse -, le Professeur Barta apporte lui aussi sa pierre personnelle à l'édifice des suppositions : après avoir indiqué que la chose informe en question - et dans son esprit, ce n'est pas un hasard ! -, lui paraissait épouser les contours d'une grenouille, que ce qui semblait le recouvrir était peint en brun, - ce qui lui faisait songer à la peau du batracien -, il conclut son étude par un immense point d'interrogation : Se pourrait-il alors que le "tekenou" représente le prêtre d'Heqet ?
Quant à la réponse à apporter ...
Voici donc décodée pour vous, amis visiteurs, l'importante
invocation de Kaaper gravée sur le long linteau provenant de son mastaba en Abousir exposé à la Fondation Martin Bodmer de Cologny, près de Genève ; formule d'offrandes qu'en exergue de ma
précédente intervention je vous avais donnée à lire dans son intégralité aux fins que vous puissiez la comparer avec celle de Tepemânkh, réduite à quatre notations, que nous avions lue sur
l'imposant bloc de calcaire E 25408 en la vitrine 5 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre.
Relief que nous retrouverons le mardi 16 avril prochain, si l'envie vous en dit et si vous êtes comme je l'espère "requinqué" après avoir pris du repos - voire de ce soleil bienfaisant tant souhaité - pendant les deux semaines des vacances de Printemps, partant, les deux semaines de congé pour les institutions scolaires belges.
Bonnes fêtes pascales et excellentes vacances à tous ...
(Barta M. : 1999, 107-16 ; Barta W. : 1968, 56 ; Gabolde : 1988, 13-20 ; Maspero : 1912, 365-9 ; Servajean : 1999, 259-63 ; Vuilleumier/Chappaz : 2002, 71-5)