Le 23
mars dernier, j’ai saisi l’occasion d’assister à un séminaire organisé
par l’Institut Fraser, à l’hôtel Sheraton à Montréal. L’Institut Fraser
est un think tank de politiques publiques canadien travaillant à
l’élaboration de solutions de marché. En tant qu’individu ayant un
regard plutôt conservateur sur les politiques publiques, je ne cache pas
ma sympathie envers ces «instituts» de recherche, qui proposent des
solutions alternatives au modèle politico-économique en place.
Cependant, je trouve que l’Institut Fraser va beaucoup trop loin dans
son apologie du libre marché.
Au cours
du séminaire, j’ai eu l’occasion d’écouter l’intervention de Jonathan
Fortier, titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université
d’Oxford. Pendant son exposé, M. Fortier s’est attelé à détruire cinq
«mythes» sur le capitalisme. En gros, contrairement aux idées reçues, le
capitalisme n’entraîne aucune exploitation, ni d’inégalités démesurées,
ni de cupidité, ni d’atomisation sociale, ni d’injustice. Dans une
certaine mesure, je suis d’accord avec M. Fortier pour dire que le
capitalisme est un système moralement supérieur à d’autres. En laissant
les individus libres de s’associer, d’acheter et de vendre, et de jouir
des fruits de leur labeur, le capitalisme encourage en grande partie
l’innovation, le progrès et la prospérité. Alors, comment se fait-il que
tant de «carrés rouges» dénoncent le système en place?
Pour Jonathan Fortier, la dénonciation du capitalisme que l’on entend ad nauseam
dans la rue est en réalité la dénonciation du copinage qu’entretiennent
nos gouvernements avec les grandes corporations. Les plans de sauvetage
de GM, les subventions gouvernementales aux grandes entreprises, les
monopoles… Tel est le système que les «carrés rouges» dénoncent. Le
capitalisme pur, quant à lui, est un système fondamentalement bon, juste
et moral. «For an activity to be moral, it has to be freely chosen. It
has to be voluntary». Par conséquent, le capitalisme, en tant que
promoteur de la libre association, du libre-échange et de la liberté en
général, est un système moralement bon en soi. Les injustices sociales
ne sont donc pas le produit du vrai capitalisme, mais elles sont plutôt
le résultat du copinage qu'entretiennent nos gouvernements avec certains
agents économiques. C’est donc l’intervention de l’État qui est à
l’origine de nos problèmes de société. Pour y remédier, il faut éliminer
l’intervention de l’État dans le libre marché. Malheureusement, il
s’agit-là d’une déduction mensongère qui ne prend pas en compte la
distinction fondamentale entre l’économie et le marché. Le marché
désigne une convention ayant trait à l’échange de biens et services.
L’économie, quant à elle, fait référence à l’ensemble des activités
relatives à la production, à la distribution et à la consommation des
richesses dans une collectivité. Le libre marché dérèglementé est une forme
particulière de capitalisme, qui est lui aussi une forme particulière de
gestion économique de la société.
«The
effect of liberty to individuals is that they may do what they please:
we ought to see what it will please them to do, before we risk
congradulations» (Edmund Burke)
Pour
M. Fortier, le libre choix et le libre marché sont synonymes de
moralité. Pour appuyer son argumentaire, il se réfère au cas des enfants
exploités en Chine. Est-ce immoral pour une compagnie américaine de
s'installer en Chine et de faire travailler des enfants à un salaire de
misère? Non. Pourquoi? Parce que sans la présence de ces entreprises,
ces enfants chinois sont quand même victimes de prostitution et
d'exploitation. Faudrait-il rappeler que la prostitution juvénile est
limitée aux États-Unis et dans les autres pays développés grâce aux
États qui, en votant des lois, limitent ce genre d'abus, contrairement à
la Chine? Et que ce n'est pas le libre marché, en soi, qui enraye la
prostitution juvénile? La relation mensongère entre libre marché et
moralité peut mener à des abus dangereux. Dois-je vous rappeler, M.
Fortier, que la pornographie juvénile constitue un marché noir
extrêmement rentable? Tout comme la bestialité, la porno zoophile, et le
trafic d'organes humains? Si l'on suit votre logique, toutes ces
activités sont moralement bonnes, car elles sont le produit du libre
marché.
«Liberty must be limited in order to be possessed» (Edmund Burke)
Si
le libre marché pouvait à lui seul se porter garant de la moralité et
du bien-être collectif, je me demande bien alors pourquoi nous
continuons à tenir des élections et à avoir un gouvernement. Après tout,
ne serait-il pas plus simple d'abolir l'État, puisque le libre marché
est garant de la moralité et de la liberté? Justement, non. Car l'État
a, malgré tous ses défauts, un rôle à jouer dans l'économie. Dans une
société, certaines richesses ne peuvent pas être prises en compte dans
le libre marché, car elles ne sont pas rentables pour les agents
économiques. Je parle ici de richesses telles que la dignitié humaine.
Accorder à chaque citoyen le droit de pouvoir manger à sa faim est une
mauvaise idée si l'on se campe dans le paradigme du libre marché.
Pourquoi? Car il est irrationnel de donner inconditionnellement un bien à
un groupe d'individus sans savoir si l'on recevra quelque chose en
retour. Malheureusement, l'Institut Fraser ne parle pas de ces réalités.
Ce think tank présuppose que les agents économiques sont rationnels et
savent faire les bons choix. Or, la rationalité humaine est limitée.
C'est pourquoi nos sociétés développées, à travers leurs élus, demandent
également à l'État d'être le garant de certains droits. Des droits qui,
dans un libre marché seul, ne peuvent être garantis. Le libre marché
n'est pas synonyme de moralité. Il en est certainement une composante,
mais non pas le synonyme. Libre marché et État doivent aller de paire
pour assurer une bonne cohésion sociale.