Quelques notes sur Corps de silence d'Eric Baret. Ce n'est pas une revue critique en bonne et due forme, juste quelques remarques en vrac.Quelques qualités :-Baret est sincère, passionné. Pratiquant de ce yoga depuis l'adolescence, il en a fait son mode de vie. -Il ne tombe pas dans cet occultisme qui vérole parfois les groupuscules de yogis d'ici et d'ailleurs.-Les œuvres d'art sont bien choisies, quoique bien peu soient en rapport avec le śivaïsme ou le Cachemire.-Les propos sur le ressenti sont profonds. Les points subtils des postures et des souffles sont décrits de l'intérieur, ce qui nous change de la médiocrité habituelle sur le yoga. Tout est réinterprété comme étant la description d'une expérience à la première personne. Cela me paraît tout à fait juste. Quelques aspects discutables :-Baret prétend parler au nom de la tradition : "le cœur de ce livre est la stricte transmission, santâna, de Jean Klein", l'enseignement de Jean Klein "vient directement du trika cachemirien" (p. 27) grâce au contact qu'il eut "lors d'un long séjour à Srinagar avec quelques maîtres de lignée cachemirienne" (p. 26), "ce qui est dit ici n'est pas original mais bien ancré dans la tradition", (p. 19), "reçu directement d'une lignée authentique, guruvogha (sic), (p. 29). Mais il n'apporte aucune preuve. Son "maître", jean Klein, n'en n'a pas fournies non plus. Les éléments (qui ne sont pas des preuves) qu'ils rapportent sont peu crédible au regard de ce que je sais par ailleurs de Srinagar. Ce qui est affirmé sans preuves peut être rejeté sans preuves. Il y a bien des photos (p. 27), mais de Krishnamâchârya et d'un professeur de sanskrit, tous deux de Mysore au Karnataka. Rien à voir avec le Cachemire. Pourtant, M. Baret nous demande de le croire, jusqu'à renoncer à tout esprit critique : le but du propos est "l'abdication à toute autonomie personnelle et la soumission à la transmission initiatique" (p. 45). Ou encore : "L'enseignement d'une tradition n'est jamais intellectuel" (p. 210).-Baret réinterprète le śivaïsme à la lumière de Guénon. Cela se voit aux mantras guénoniens typiques tels que "l'aspect interne, métaphysique" (p. 16), "l'Inde traditionnelle" (p. 21), "L'Inde traditionnelle ne connaît pas de 'découverte'" (p. 248). "La mentalité darwinienne, très présente chez les spécialistes des études tantriques" (p. 299). "Comme René Guénon l'a si souvent souligné, seul le rattachement initiatique (...) permet de découvrir les clés pratiques pour transposer la tradition dans la vie de tous les jours" (p. 137). L'embêtant, c'est que M. Baret n'a pas ce rattachement. La question revient plus loin, à propos des innovations des commentateurs traditionnels : "Ce n'est pas personnalisation [car tout ce qui est personnel est ignoble], comme leur lointains [=Occidentaux] et pseudo-héritiers actuels [=modernes] peuvent le faire, mais transposition fonctionnelle, par des maîtres authentiques, d'archétypes éternels pour leurs élèves" (p. 207). Tout cela est "éloigné des discussions d'érudits modernes" (p. 214). De même "la philosophie ne découvre rien de nouveau" citation du dualiste Jayanta, adversaire impitoyable des śivaïtes non-dualistes (p. 209). Somānanda et Utpaladeva, fondateurs de la "voie nouvelle" (nava mārga) de la reconnaissance (pratyabhijñā), apprécieront. Tel est donc l'un des principaux repproches que je ferais à M. Baret : il a lu Guénon, bien sans doute. Mais il a mal lu Abhinavagupta, et il surimpose les idées de l'un sur les idées de l'autre. Pourtant, M. Baret a conscience du danger : "Le texte sacré (...) doit être reçu avec humilité, libre de référence à un savoir, sans comparaison ni conclusion" (p. 209). On ne peut donc qu'espérer le jour où M. Baret s'affranchira de la tutelle de Guénon. -Baret annonce qu'il va laisser de côté divers aspect du śivaïsme du Cachemire. Il ne mentionne même pas la philosophie. En revanche, il informe le lecteur va écarter "les subtilités de la terminologie sanskrite". Il y aura pourtant une bonne douzaine de mots sanskrits par page ! Je n'en n'avais jamais vu autant.-Baret rejette tout esprit critique. Le bon sens, les arguments ne sont pour lui qu'une "catégorie de l'ego" (p. 17) qui cherche à hiérarchiser et classifier. C'est là un argument intéressant... qui hiérarchise en plaçant les affirmations gratuites et l'argument d'autorité (le lecteur sera contraint de croire M. Baret) au-dessus de l'attitude - plus humble - qui consiste simplement à argumenter clairement, à jouer cartes sur table. Donc en réalité, M. Baret avance un argument ad hominem pour écarter d'emblée tout contre-argument, tout en argumentant par la suite et jusqu'à la fin du livre, mais sur le mode de l'Autorité qui condescend, gracieusement, à s'adresser au mental de l'Occidental moderne (Guénon oblige) et, donc, dégénéré (mais ce n'est pas sa faute). Plus loin, il réinterprète sat-tarka "la droite raison" : "Satarka (sic) n'est fondé ni sur l'expérience objective, bhâvanâ, ni sur les arguments logiques" (p. 137). "Cette raison n'est ni déductive ni analytique mais se réfère à la pure intériorité. (...) à mille lieues de ce qui est appelé de nos jours réflexion ou raisonnement logique, et à quoi se réfère la pensée moderne [=dégénérée]". (p. 243). "L'étude et la pensée n'ont pas accès à l'inconnu" (p. 243). Abhinavagupta et les autres maîtres du śivaïsme du Cachemire apprécieront, eux qui ont consacré tant d'effort à établir précisément le contraire.-Parmi les preuves "traditionnelles", il mentionne p. 21 l'expérience et la parole autorisée du maître et des textes, mais il omet, comme par hasard, l'inférence ou raison (anumāna, upapatti). En revanche il cite, à l'appui de sa thèse "traditionnelle", une autorité reconnue par tous les maîtres cachemiriens, un certain Abu Al-Hasan Al Shâdhili qui invoque le Corân et la Sunnâ... Très fiable, en effet.-Les termes sanskrits abondent, mais un sur deux est mal énoncé. Sachant qu'en plus il manque les diacritiques, le lecteur est perdu. Une erreur consistant à oublier un point sous un "n" n'est sans doute pas conséquent. Mais quand M. Baret écrit kârya pour "chant" (p. 22), le lecteur doit deviner cārya. Comment le non-sanskritiste pourrait-il s'y retrouver. Et ce genre d'erreur se rencontre littéralement page après page. -Pour être "sans culture" et réfractaire aux choses de l'intellect, M. Baret n'en cite pas moins de nombreux intellectuels, mais toujours de manière allusive, sans s'embarrasser de préciser la source. Ainsi, le lecteur apprendra que "les multiples regards vers l'absolu (...) ne sont que désignation, comme chez Dun Scot" (p. 38). Une référence au "docteur subtil". Excusez du peu ! Mais le lecteur n'en saura pas plus. Là comme ailleurs, il devra croire M. Baret sur parole et faire taire son intellect égotique. -M. Baret affirme que les savoir intellectuelles "n'ont pas leur place dans la perception directe de l'essentiel" (p. 206). Encore un jugement intellectuel à l'emporte-pièce, un argument qui sert à hiérarchiser, "classifier" (sic) de manière tout à fait traditionnelle, bien sûr... Abhinavagupta donne en vérité la première place à l'intellect et aux savoir intellectuels. Mais pour le savoir, encore faudrait-il le lire, et le citer. -M. Baret affirme beaucoup de choses sur l'histoire des idées en Inde - juste après avoir dénigré l'importance de cette histoire. Par exemple, p. 41, il affirme que le Thirumandiram (sic) est une œuvre śivaïte du VIIe siècle. Là encore, il ne fait que répéter ce qu'il a lu dans des livres, qui eux-mêmes répétaient, etc. Car tout porte à croire que ledit Tirumantiram (Śrīmantra en sanskrit) de Tirumūlar est postérieur au XIIe siècle. C'est une compilation de haṭhayoga. Quelques lignes plus abs, il affirme que la notion de temps que l'on trouve dans le Kâlachakratantra, l'Hevajraet le Guhyasamâja, provient du Tantrâloka d'Abhinavagupta" (p. 41). Sans avancer la moindre preuve. Inutile, quand on a "la Tradition" de son côté, bien au-delà de l'intellect égotique... Cela étant, une preuve nous aurait été bien utile pour comprendre comment le Guhyasamāja, datant du VIIe siècle, aurait pu emprunter au Tantrāloka, postérieur de deux siècles. Sans doute ma conception du temps est-elle trop "moderne", péché mortel aux yeux de tout guénonien qui se respecte. -Autre exemple de confusion, sur un concept cette fois (toujours sur la même page, mais au vu de la qualité du texte, je n'aurais certes pas la force de tout couvrir) : "Le Yoga-vasisthavéhicule de nombreux aspects essentiels du Trika, notamment l'absence de cause à effet, kâkatâlîya" (p. 41). Le Yogavāsiṣṭha est vraisemblablement un texte dont le noyau a été composé à Srinagar vers 950, en effet. Il évoque quelques éléments des Spandakārikādont il cite une stance à plusieurs reprises. Pas étonnant : les Spandakārikā sont datée du VIIIe siècle, et l'on sait, au vu du nombre de commentaires et d'allusions dans la littérature de l'époque, que ce texte a eu une certaine diffusion. Cela étant, le Yogavāsiṣṭha n'est pas un texte du śivaïsme, a fortiori du Trika. M. Baret invoque une métaphore centrale dans le Yogavāsiṣtha : kāka-tālīya-nyāya. Elle désigne le hasard, c'est-à-dire la rencontre fortuite de chaînes causales indépendantes. Dans le texte, la métaphore est celle d'un corbeau qui passant sous un cocotier, se fait écraser par une noix de coco qui, par hasard, tombe à cet instant. Le sens en est clair : tout ce qui arrive, arrive par hasard, c'est-à-dire sans volonté de la part d'une intelligence divine. Sur ce point, le Yogavāsiṣṭha ne suit pas le Trika ou une quelle conque tradition théiste, mais plutôt le bouddhisme. Nous sommes donc bien loin d'une "absence de cause à effet" (?). Si le Yogavāsiṣṭha parle de quelque chose d'approchant, ce serait sans doute la notion de "non production" (ajāti), là encore empruntée au bouddhisme. Il y a bien une doctrine de la transcendance de la relation de cause à effet dans le Trika d'Abhinavagupta, mais elle est toute différente : elle signifie simplement que la conscience, dans son absolue liberté, n'est pas réellement contrainte par la loi de cause à effet puisqu'elle la manifeste librement, par jeu. Pr conséquent, aucune pratique ne peut garantir la pleine manifestation de la conscience. C'est donc une doctrine de la grâce, bien éloignée de l'univers impersonnel du Yogavāsiṣṭha. Au reste, l'expression kākatālīya ne se trouve, à ma connaissance, nulle part dans le corpus du śivaïsme cachemirien.-Mais il est vrai que l'on apprend, quelque pages plus loin que "comparer et classifier (sic) les traditions n'a de valeur qu'intellectuelle" (p. 45). Toujours la même rhétorique : quand j'ai raison, c'est la Tradition ; quand j'ai tord, c'est l'intellect égotique. Bien entendu... Après avoir pompé allègrement dans les sources livresques, il se couvre ainsi : "Laissons le savoir des connaissances historiques aux érudits (...) La lecture des textes est émotion, révélation, non étude ni réflexion" (p. 45). Pour le coup, voilà qui sonne moins guénonien. D'où viennent ces références récurrentes à l'émotion versus l'intellect ? Ne serait-ce pas lié au New Age et à un certain public ? Bref, M. Baret adapte Guénon au New Age. Dans cette histoire, le śivaïsme du Cachemire n'est que la dernière roue du carrosse.-Dans ma précédente critique, j'avais remarqué que M. Baret est plus proche des bouddhistes comme Dharmakīrti que d'Abhinavagupta. Pour les bouddhistes, en effet, seule la perception donne accès au réel, tandis que les concepts divaguent. Ce qui est précisément la thèse que M. Baret rabâche à longueur de livre. Abhinavagupta, au contraire, défend l'idée d'une continuité entre concept et percept. Mais dans cette nouvelle édition, M. Baret nous offre une précision sur ce point : "A l'opposé de Dinnaga [maître de Dharmakīrt] et des écoles bouddhistes en général, l'acceptation de l'inconcevabilité et de l'informabilité (sic) du réel, svalaksana, n'implique pas ici [dans le śivaïsme du Cachemire] vide ou même parfois nihilisme ; bien au contraire" (p. 133). Ce qui confirme ce que j'avais pressenti : M. Baret n'a rien compris au bouddhisme, fidèle en cela encore à Guénon.-M. Baret convoque l'islam pour éclairer le lecteur sur le śivaïsme non-dualiste, alors que les "barbares" (mleccha, turuṣka) sont ceux qui ont détruit le tantrisme et, singulièrement, le śivaïsme ésotérique. Mais sans doute est-il difficile de voir la vérité de l'islam quand on prend Guénon comme autorité sur la "Tradition". M. Baret va jusqu'à consacrer un chapitre entier à l'islam qu'il pare de toutes les vertus. Même quand le musulman tue, assassine, viole et razzie, M. Baret est d'accord pour y voire la main du Tout-Puissant : "Vous ne les avez pas tués mais c'est Dieu qui les a tués" Coran 9.14, cité (avec un degré de précision unique dans tout le livre) p. 141. Pour M. Baret, l'éveillé transcende la morale. Sa violence est non-violence, etc. (p. 145).-En revanche, M. Baret snobe le bouddhisme, en particulier le bouddhisme tantrique. Lequel comprend pourtant le dzogchen et mahāmudrā, et les formes de spiritualités les plus proches, dans l'esprit comme dans la lettre, du śivaïsme. Les seules références sont négatives : "le moralisme bêtifiant de certaines formes de l'enseignement progressif, tibétain notamment, ne sont que caricature de l'enseignement originel" (...) il en est de même pour le Vedantisme et le yoga édulcoré et nivelé de l'Inde créés au XIXe siècle". Drôle de critique, pour quelqu'un qui gagne sa vie en enseignant le yoga de Krishnamâchârya, inventeur de yoga à partir, notamment, des exercices de l'armée anglaise ! (voir The Yoga Tradition) Sans parler du Vedānta d'Atmananda Krishna Menon, sans doute le maître principal de Jean Klein. En quoi Krishnan Menon fût-il un représentant du Vedānta traditionnel ? Je ne dis pas que son Vedānta ne présente aucun intérêt, mais il reflète justement l'ouverture d'esprit du XXe siècle (Krishna Menon était policier, marié, de caste guerrière), et sûrement pas la tradition du Vedānta !Bref, ce livre a de bons côtés, mais il donne aussi une image fausse, ou faussée du śivaïsme du Cachemire : il est anti-intellectuel, obscurantiste, antimoderne, traditionaliste et pourtant sans rattachement à la tradition, souvent méprisant, hautain, il abuse de l'argument d'autorité pour faire passer un propos qui, de fait, manque d'autorité.Je tiens à souligner, pour finir, que ceci est d'autant regrettable que ces travers n'apportent absolument rien à ce qui fait la force de ce livre : sont interprétation du śivaïsme du cachemire comme autant d'expériences à la première personne. Mais pourquoi diable M. Baret s'embarrasse-t-il de ce traditionalisme désuet ? Pourquoi ces prétentions à un rattachement traditionnel imaginaire ? Pourquoi cet anti-intellectualisme outré ? Pourquoi cette haine de la modernité et de la démocratie ? Pourquoi ce ton dédaigneux et définitif ?
Quelques notes sur Corps de silence d'Eric Baret. Ce n'est pas une revue critique en bonne et due forme, juste quelques remarques en vrac.Quelques qualités :-Baret est sincère, passionné. Pratiquant de ce yoga depuis l'adolescence, il en a fait son mode de vie. -Il ne tombe pas dans cet occultisme qui vérole parfois les groupuscules de yogis d'ici et d'ailleurs.-Les œuvres d'art sont bien choisies, quoique bien peu soient en rapport avec le śivaïsme ou le Cachemire.-Les propos sur le ressenti sont profonds. Les points subtils des postures et des souffles sont décrits de l'intérieur, ce qui nous change de la médiocrité habituelle sur le yoga. Tout est réinterprété comme étant la description d'une expérience à la première personne. Cela me paraît tout à fait juste. Quelques aspects discutables :-Baret prétend parler au nom de la tradition : "le cœur de ce livre est la stricte transmission, santâna, de Jean Klein", l'enseignement de Jean Klein "vient directement du trika cachemirien" (p. 27) grâce au contact qu'il eut "lors d'un long séjour à Srinagar avec quelques maîtres de lignée cachemirienne" (p. 26), "ce qui est dit ici n'est pas original mais bien ancré dans la tradition", (p. 19), "reçu directement d'une lignée authentique, guruvogha (sic), (p. 29). Mais il n'apporte aucune preuve. Son "maître", jean Klein, n'en n'a pas fournies non plus. Les éléments (qui ne sont pas des preuves) qu'ils rapportent sont peu crédible au regard de ce que je sais par ailleurs de Srinagar. Ce qui est affirmé sans preuves peut être rejeté sans preuves. Il y a bien des photos (p. 27), mais de Krishnamâchârya et d'un professeur de sanskrit, tous deux de Mysore au Karnataka. Rien à voir avec le Cachemire. Pourtant, M. Baret nous demande de le croire, jusqu'à renoncer à tout esprit critique : le but du propos est "l'abdication à toute autonomie personnelle et la soumission à la transmission initiatique" (p. 45). Ou encore : "L'enseignement d'une tradition n'est jamais intellectuel" (p. 210).-Baret réinterprète le śivaïsme à la lumière de Guénon. Cela se voit aux mantras guénoniens typiques tels que "l'aspect interne, métaphysique" (p. 16), "l'Inde traditionnelle" (p. 21), "L'Inde traditionnelle ne connaît pas de 'découverte'" (p. 248). "La mentalité darwinienne, très présente chez les spécialistes des études tantriques" (p. 299). "Comme René Guénon l'a si souvent souligné, seul le rattachement initiatique (...) permet de découvrir les clés pratiques pour transposer la tradition dans la vie de tous les jours" (p. 137). L'embêtant, c'est que M. Baret n'a pas ce rattachement. La question revient plus loin, à propos des innovations des commentateurs traditionnels : "Ce n'est pas personnalisation [car tout ce qui est personnel est ignoble], comme leur lointains [=Occidentaux] et pseudo-héritiers actuels [=modernes] peuvent le faire, mais transposition fonctionnelle, par des maîtres authentiques, d'archétypes éternels pour leurs élèves" (p. 207). Tout cela est "éloigné des discussions d'érudits modernes" (p. 214). De même "la philosophie ne découvre rien de nouveau" citation du dualiste Jayanta, adversaire impitoyable des śivaïtes non-dualistes (p. 209). Somānanda et Utpaladeva, fondateurs de la "voie nouvelle" (nava mārga) de la reconnaissance (pratyabhijñā), apprécieront. Tel est donc l'un des principaux repproches que je ferais à M. Baret : il a lu Guénon, bien sans doute. Mais il a mal lu Abhinavagupta, et il surimpose les idées de l'un sur les idées de l'autre. Pourtant, M. Baret a conscience du danger : "Le texte sacré (...) doit être reçu avec humilité, libre de référence à un savoir, sans comparaison ni conclusion" (p. 209). On ne peut donc qu'espérer le jour où M. Baret s'affranchira de la tutelle de Guénon. -Baret annonce qu'il va laisser de côté divers aspect du śivaïsme du Cachemire. Il ne mentionne même pas la philosophie. En revanche, il informe le lecteur va écarter "les subtilités de la terminologie sanskrite". Il y aura pourtant une bonne douzaine de mots sanskrits par page ! Je n'en n'avais jamais vu autant.-Baret rejette tout esprit critique. Le bon sens, les arguments ne sont pour lui qu'une "catégorie de l'ego" (p. 17) qui cherche à hiérarchiser et classifier. C'est là un argument intéressant... qui hiérarchise en plaçant les affirmations gratuites et l'argument d'autorité (le lecteur sera contraint de croire M. Baret) au-dessus de l'attitude - plus humble - qui consiste simplement à argumenter clairement, à jouer cartes sur table. Donc en réalité, M. Baret avance un argument ad hominem pour écarter d'emblée tout contre-argument, tout en argumentant par la suite et jusqu'à la fin du livre, mais sur le mode de l'Autorité qui condescend, gracieusement, à s'adresser au mental de l'Occidental moderne (Guénon oblige) et, donc, dégénéré (mais ce n'est pas sa faute). Plus loin, il réinterprète sat-tarka "la droite raison" : "Satarka (sic) n'est fondé ni sur l'expérience objective, bhâvanâ, ni sur les arguments logiques" (p. 137). "Cette raison n'est ni déductive ni analytique mais se réfère à la pure intériorité. (...) à mille lieues de ce qui est appelé de nos jours réflexion ou raisonnement logique, et à quoi se réfère la pensée moderne [=dégénérée]". (p. 243). "L'étude et la pensée n'ont pas accès à l'inconnu" (p. 243). Abhinavagupta et les autres maîtres du śivaïsme du Cachemire apprécieront, eux qui ont consacré tant d'effort à établir précisément le contraire.-Parmi les preuves "traditionnelles", il mentionne p. 21 l'expérience et la parole autorisée du maître et des textes, mais il omet, comme par hasard, l'inférence ou raison (anumāna, upapatti). En revanche il cite, à l'appui de sa thèse "traditionnelle", une autorité reconnue par tous les maîtres cachemiriens, un certain Abu Al-Hasan Al Shâdhili qui invoque le Corân et la Sunnâ... Très fiable, en effet.-Les termes sanskrits abondent, mais un sur deux est mal énoncé. Sachant qu'en plus il manque les diacritiques, le lecteur est perdu. Une erreur consistant à oublier un point sous un "n" n'est sans doute pas conséquent. Mais quand M. Baret écrit kârya pour "chant" (p. 22), le lecteur doit deviner cārya. Comment le non-sanskritiste pourrait-il s'y retrouver. Et ce genre d'erreur se rencontre littéralement page après page. -Pour être "sans culture" et réfractaire aux choses de l'intellect, M. Baret n'en cite pas moins de nombreux intellectuels, mais toujours de manière allusive, sans s'embarrasser de préciser la source. Ainsi, le lecteur apprendra que "les multiples regards vers l'absolu (...) ne sont que désignation, comme chez Dun Scot" (p. 38). Une référence au "docteur subtil". Excusez du peu ! Mais le lecteur n'en saura pas plus. Là comme ailleurs, il devra croire M. Baret sur parole et faire taire son intellect égotique. -M. Baret affirme que les savoir intellectuelles "n'ont pas leur place dans la perception directe de l'essentiel" (p. 206). Encore un jugement intellectuel à l'emporte-pièce, un argument qui sert à hiérarchiser, "classifier" (sic) de manière tout à fait traditionnelle, bien sûr... Abhinavagupta donne en vérité la première place à l'intellect et aux savoir intellectuels. Mais pour le savoir, encore faudrait-il le lire, et le citer. -M. Baret affirme beaucoup de choses sur l'histoire des idées en Inde - juste après avoir dénigré l'importance de cette histoire. Par exemple, p. 41, il affirme que le Thirumandiram (sic) est une œuvre śivaïte du VIIe siècle. Là encore, il ne fait que répéter ce qu'il a lu dans des livres, qui eux-mêmes répétaient, etc. Car tout porte à croire que ledit Tirumantiram (Śrīmantra en sanskrit) de Tirumūlar est postérieur au XIIe siècle. C'est une compilation de haṭhayoga. Quelques lignes plus abs, il affirme que la notion de temps que l'on trouve dans le Kâlachakratantra, l'Hevajraet le Guhyasamâja, provient du Tantrâloka d'Abhinavagupta" (p. 41). Sans avancer la moindre preuve. Inutile, quand on a "la Tradition" de son côté, bien au-delà de l'intellect égotique... Cela étant, une preuve nous aurait été bien utile pour comprendre comment le Guhyasamāja, datant du VIIe siècle, aurait pu emprunter au Tantrāloka, postérieur de deux siècles. Sans doute ma conception du temps est-elle trop "moderne", péché mortel aux yeux de tout guénonien qui se respecte. -Autre exemple de confusion, sur un concept cette fois (toujours sur la même page, mais au vu de la qualité du texte, je n'aurais certes pas la force de tout couvrir) : "Le Yoga-vasisthavéhicule de nombreux aspects essentiels du Trika, notamment l'absence de cause à effet, kâkatâlîya" (p. 41). Le Yogavāsiṣṭha est vraisemblablement un texte dont le noyau a été composé à Srinagar vers 950, en effet. Il évoque quelques éléments des Spandakārikādont il cite une stance à plusieurs reprises. Pas étonnant : les Spandakārikā sont datée du VIIIe siècle, et l'on sait, au vu du nombre de commentaires et d'allusions dans la littérature de l'époque, que ce texte a eu une certaine diffusion. Cela étant, le Yogavāsiṣṭha n'est pas un texte du śivaïsme, a fortiori du Trika. M. Baret invoque une métaphore centrale dans le Yogavāsiṣtha : kāka-tālīya-nyāya. Elle désigne le hasard, c'est-à-dire la rencontre fortuite de chaînes causales indépendantes. Dans le texte, la métaphore est celle d'un corbeau qui passant sous un cocotier, se fait écraser par une noix de coco qui, par hasard, tombe à cet instant. Le sens en est clair : tout ce qui arrive, arrive par hasard, c'est-à-dire sans volonté de la part d'une intelligence divine. Sur ce point, le Yogavāsiṣṭha ne suit pas le Trika ou une quelle conque tradition théiste, mais plutôt le bouddhisme. Nous sommes donc bien loin d'une "absence de cause à effet" (?). Si le Yogavāsiṣṭha parle de quelque chose d'approchant, ce serait sans doute la notion de "non production" (ajāti), là encore empruntée au bouddhisme. Il y a bien une doctrine de la transcendance de la relation de cause à effet dans le Trika d'Abhinavagupta, mais elle est toute différente : elle signifie simplement que la conscience, dans son absolue liberté, n'est pas réellement contrainte par la loi de cause à effet puisqu'elle la manifeste librement, par jeu. Pr conséquent, aucune pratique ne peut garantir la pleine manifestation de la conscience. C'est donc une doctrine de la grâce, bien éloignée de l'univers impersonnel du Yogavāsiṣṭha. Au reste, l'expression kākatālīya ne se trouve, à ma connaissance, nulle part dans le corpus du śivaïsme cachemirien.-Mais il est vrai que l'on apprend, quelque pages plus loin que "comparer et classifier (sic) les traditions n'a de valeur qu'intellectuelle" (p. 45). Toujours la même rhétorique : quand j'ai raison, c'est la Tradition ; quand j'ai tord, c'est l'intellect égotique. Bien entendu... Après avoir pompé allègrement dans les sources livresques, il se couvre ainsi : "Laissons le savoir des connaissances historiques aux érudits (...) La lecture des textes est émotion, révélation, non étude ni réflexion" (p. 45). Pour le coup, voilà qui sonne moins guénonien. D'où viennent ces références récurrentes à l'émotion versus l'intellect ? Ne serait-ce pas lié au New Age et à un certain public ? Bref, M. Baret adapte Guénon au New Age. Dans cette histoire, le śivaïsme du Cachemire n'est que la dernière roue du carrosse.-Dans ma précédente critique, j'avais remarqué que M. Baret est plus proche des bouddhistes comme Dharmakīrti que d'Abhinavagupta. Pour les bouddhistes, en effet, seule la perception donne accès au réel, tandis que les concepts divaguent. Ce qui est précisément la thèse que M. Baret rabâche à longueur de livre. Abhinavagupta, au contraire, défend l'idée d'une continuité entre concept et percept. Mais dans cette nouvelle édition, M. Baret nous offre une précision sur ce point : "A l'opposé de Dinnaga [maître de Dharmakīrt] et des écoles bouddhistes en général, l'acceptation de l'inconcevabilité et de l'informabilité (sic) du réel, svalaksana, n'implique pas ici [dans le śivaïsme du Cachemire] vide ou même parfois nihilisme ; bien au contraire" (p. 133). Ce qui confirme ce que j'avais pressenti : M. Baret n'a rien compris au bouddhisme, fidèle en cela encore à Guénon.-M. Baret convoque l'islam pour éclairer le lecteur sur le śivaïsme non-dualiste, alors que les "barbares" (mleccha, turuṣka) sont ceux qui ont détruit le tantrisme et, singulièrement, le śivaïsme ésotérique. Mais sans doute est-il difficile de voir la vérité de l'islam quand on prend Guénon comme autorité sur la "Tradition". M. Baret va jusqu'à consacrer un chapitre entier à l'islam qu'il pare de toutes les vertus. Même quand le musulman tue, assassine, viole et razzie, M. Baret est d'accord pour y voire la main du Tout-Puissant : "Vous ne les avez pas tués mais c'est Dieu qui les a tués" Coran 9.14, cité (avec un degré de précision unique dans tout le livre) p. 141. Pour M. Baret, l'éveillé transcende la morale. Sa violence est non-violence, etc. (p. 145).-En revanche, M. Baret snobe le bouddhisme, en particulier le bouddhisme tantrique. Lequel comprend pourtant le dzogchen et mahāmudrā, et les formes de spiritualités les plus proches, dans l'esprit comme dans la lettre, du śivaïsme. Les seules références sont négatives : "le moralisme bêtifiant de certaines formes de l'enseignement progressif, tibétain notamment, ne sont que caricature de l'enseignement originel" (...) il en est de même pour le Vedantisme et le yoga édulcoré et nivelé de l'Inde créés au XIXe siècle". Drôle de critique, pour quelqu'un qui gagne sa vie en enseignant le yoga de Krishnamâchârya, inventeur de yoga à partir, notamment, des exercices de l'armée anglaise ! (voir The Yoga Tradition) Sans parler du Vedānta d'Atmananda Krishna Menon, sans doute le maître principal de Jean Klein. En quoi Krishnan Menon fût-il un représentant du Vedānta traditionnel ? Je ne dis pas que son Vedānta ne présente aucun intérêt, mais il reflète justement l'ouverture d'esprit du XXe siècle (Krishna Menon était policier, marié, de caste guerrière), et sûrement pas la tradition du Vedānta !Bref, ce livre a de bons côtés, mais il donne aussi une image fausse, ou faussée du śivaïsme du Cachemire : il est anti-intellectuel, obscurantiste, antimoderne, traditionaliste et pourtant sans rattachement à la tradition, souvent méprisant, hautain, il abuse de l'argument d'autorité pour faire passer un propos qui, de fait, manque d'autorité.Je tiens à souligner, pour finir, que ceci est d'autant regrettable que ces travers n'apportent absolument rien à ce qui fait la force de ce livre : sont interprétation du śivaïsme du cachemire comme autant d'expériences à la première personne. Mais pourquoi diable M. Baret s'embarrasse-t-il de ce traditionalisme désuet ? Pourquoi ces prétentions à un rattachement traditionnel imaginaire ? Pourquoi cet anti-intellectualisme outré ? Pourquoi cette haine de la modernité et de la démocratie ? Pourquoi ce ton dédaigneux et définitif ?