Article de 20 minutes
Ed Vulliamy, journaliste au quotidien britannique «The Guardian», a enquêté pendant deux ans à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, la plus longue et la plus dangereuse du monde, sur la guerre contre le crime organisé. Il en a fait un livre passionnant, «Amexica» (Albin Michel). «20 Minutes» l’a rencontré…
Comment décririez-vous la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis?
C’est une zone très pauvre où deux mondes totalement différents entrent en collision. C’est une bande désertique de 3200 km où des gens meurent par milliers, et qu’ils traversent pour aller nettoyer les toilettes des Américains ou tondre leur gazon. C’est enfin par là que s’écoule la plus grande quantité de drogue consommée aux Etats-Unis et en Europe.
C’est la frontière la plus longue, mais aussi la plus dangereuse du monde, hormis celles des pays en guerre.
Oui. Il s’y livre une guerre silencieuse et taboue : le trafic des cartels de drogue, dont les règles barbares ont fait plus de 60 000 morts en six ans et de 10 000 à 20 000 disparus, soit plus que la guerre en Afghanistan. Jusqu’à l’an dernier, le noeud de cette guerre, Ciurad Juarez, était la ville la plus dangereuse du monde [la criminalité, qui a atteint un pic en 2009 avec 192 homicides pour 100 000 habitants, a baissé en 2012].
Comment en est-on arrivé là?
Il y a deux explications, l’une internationale et l’autre locale. Sur le plan international, c’est parce que les Etats-Unis et l’Europe ne peuvent s’empêcher de consommer des drogues en très grandes quantités, et parce que les banques américaines et européennes sont prêtes à accepter de l’argent sale provenant du trafic de drogue. Cette guerre est la nôtre: c’est nous qui consommons la drogue, ce sont nos banques qui acceptent l’argent du trafic.
Sur le plan local, on en est arrivé là à cause de la guerre que se livrent les cartels, en particulier celui de Sinaloa, qui revendique tout le territoire le long de la frontière, et le cartel del Golfo. Le gouvernement mexicain, qui auparavant fermait les yeux ou coopérait avec les narco-trafiquants, a décidé de mettre un coup de pied dans la fourmilière, sans mesurer les répercussions.
Que doivent faire les autorités pour y mettre fin?
On parle beaucoup de légalisation, mais selon moi la question est surtout économique et politique. Il y a deux choses à faire. D’abord, chercher d’où vient l’argent. La banque américaine Wachovia [rachetée par Wells Fargo pendant la crise financière de 2008], a accepté des centaines de milliards de dollars provenant du Mexique sans se demander d’où venait cet argent, alors qu’il était issu du trafic de drogue, comme cela a été prouvé. C’est grotesque! De même, la banque britannique HSBC, l’une des plus grandes d’Europe, a reconnu avoir géré de l’argent de la drogue. Et pourtant, personne n’est allé en prison. On leur juste dit «méchants garçons, ne recommencez pas». C’est obscène.
Et la deuxième chose à faire ?
Elle est d’ordre politique. Il faut développer les infrastructures dans cette région pauvre du Mexique. Si Pedro gagne 50 pesos par jour en travaillant au supermarché du coin, mais qu’Hugo gagne 5 000 pesos en une heure en kidnappant, tuant ou acheminant la drogue pour les cartels, Pedro va changer de boulot ! Pour remédier à cela, il faut développer des emplois payés correctement, des écoles, des bibliothèques… La Colombie sort tout juste de ses années de cauchemar lié au trafic de drogue grâce à l’installation d’infrastructures.
Dans votre livre, vous dites que les milliards de dollars générés par le trafic de drogue dans cette région du Mexique se retrouvent dans les hautes sphères du pouvoir, de la politique et des finances…
Oui, ils finissent dans les affaires «légales» et l’économie «légale» - dans cette histoire la légalité est un mensonge. On n’a pas les chiffres pour le Mexique, mais on sait par exemple que pour la Colombie, 2,6% des profits de la cocaïne restent dans le pays, tandis que 96,4% sont en dehors. Un kilo de cocaïne rapporte 2 000 dollars dans la jungle colombienne, 16 000 une fois au Mexique, et 250 000 une fois arrivé à New York, Londres ou Paris. D’où le fait que la quasi-totalité des profits soit en dehors du pays. Cet argent n’est évidemment pas transporté pas dans des camionnettes, mais placé dans des banques, qui l’acceptent.
Selon vous, les trafiquants de drogue sont de grands capitalistes. En quoi ?
C’est une guerre matérialiste. Ils investissent l’argent de la drogue dans des business, qui leur rapportent ensuite davantage que celui de la drogue elle-même. Les trafiquants sont des pionniers du capitalisme et de ce que fait l’économie légale. C’est intéressant de voir le contraste entre les anciens narco-trafiquants, qui fonctionnaient sur un mode paternaliste et aidaient l’économie locale, et ceux d’aujourd’hui. Ils se disent «pourquoi perdre mon temps à déjeuner avec le maire? Je vais juste lui dire ce qu’il doit faire, puis rejoindre ma reine de beauté et me faire faire un nouveau tatouage». En un sens, c’est ce qu’est le capitalisme aujourd’hui: un maximum de profits pour un minimum de dépenses.
Ce changement d’attitude des narco-trafiquants a-t-il amené la population à les rejeter, au lieu de les tolérer quand ils l’aidaient ?
Tout à fait. Les gens qui vivent sur le territoire contrôlé par le cartel des Zetas le haïssent. Ils ne prononcent même pas son nom. Alors que Pablo Escobar était un héros des pauvres, qui construisait des terrains de foot et des maisons pour les habitants.
Les cartels font preuve d’une cruauté particulière, comme cet homme démembré dont le visage a été cousu sur un ballon de foot. Pourquoi ?
Ils ne combattent pas pour une «cause» à proprement parler. J’ai l’impression que cette absence de cause explique leur violence – démembrements, décapitations, torture, kidnapping, viols… Devant la télé, à 3h du matin, les gens regardent des films pornos ou d’horreur comme Saw. Les cartels, eux, passent à l’acte. Et ils pratiquent souvent l’humour noir. Les messages laissés sur les corps de leurs victimes sont souvent drôles. Cette violence est une sorte de divertissement.
Comment vit la population ?
Si vous faites comme si de rien était, vous pouvez continuer de vivre à peu près normalement. Mais beaucoup d’habitants vivent dans la peur. J’ai une amie mexicaine qui me disait: «dans ma classe, tellement d’amis ont disparu». La vie continue, mais de façon étrange.
Propos recueillis par Faustine VincentSource: 20 minutesA lire: La lutte contre la drogue n’est qu’une farce, suite à l’affaire HSBC