En confondant individu et personne, ne risque-t-on pas de se tromper sur le libéralisme et l'individualisme ?
Par Cyril Brun.
Aujourd’hui (et depuis fort longtemps) l’individualisme est sur toutes les lèvres. Celles qui en font l’éloge, comme celles qui le pourfendent, sans oublier ces millions de lèvres qui l’éructent sans y penser ou celles encore qui le travestissent en l’affublant des attributs de la personne. C’est du reste en miroir que les mêmes langues prêtent leur concours aux louanges de la personne ou la discréditent. Les mêmes bouches qui négligemment disent personne, là où elles laissent entendre individu. Pourtant, c’est de cette confusion apparemment anodine que se nourrissent tant d’amalgames et d’idées reçues qui ont peu à peu empâté les plus fiers orateurs, les plus grands défenseurs de la vérité et de l’Homme.À la décharge de ces lapsus lingue, l’intelligence peine elle-même à distinguer et à définir deux concepts si proches et pourtant que tout oppose. Passons sur la complexe histoire de la pensée du mot personne, pour ne retenir que la difficulté philosophique et théologique que cache un mot si commun. Plusieurs écoles personnalistes se disputent le sens d’un concept pourtant essentiel à toute l’humanité. Définir l’individu, en revanche est plus simple. Au sens le plus strict, individu désigne ce qui ne peut être divisé, partagé sans perdre ses caractéristiques propres, c’est-à-dire sans devenir un autre individu. Il y a donc dans l’individu, l’idée d’unicité. Ce qui ne peut être divisé sans changer, ce qui est identifiable par son caractère unique. En ce sens, l’individu définit aussi bien un chat qu’une table. D’ailleurs en statistiques, l’unité de référence d’un ensemble est appelé individu. Il s’agit de l’unité prise indépendamment des autres, seule. Ce que Sartre rassemble dans un oxymore, l’individu solitaire, n’est qu’un « je » séparé des autres. Par nature, l’individu est solitaire, le solitaire est un individu, seul, face ou au milieu du monde, comme ne cesse de le répéter Albert Camus.
Tenir que l’individu est unique n’en fait pourtant pas un être isolé. L’individu, cette unité, est toujours en rapport avec d’autres individus. Sa simple distinction, le fait de l’isoler, crée un rapport. Il est retranché « des autres ». Ce retranchement, cette distinction est un rapport. Plus encore, le simple fait d’exister (ce qui est le minimum pour un individu, fût-il de raison) suppose un rapport. Que signifie, en effet, exister sinon « être tiré du néant » ? (Ex- stare, se tenir debout hors de, être tiré de). L’individu est tiré du néant, pour être un « existant ». Ce qui veut dire qu’il y a fondamentalement dans l’individu une cause à son existence, telle la statue tirée du bois par le sculpteur. À aucun moment de son existence l’individu n’a été totalement séparé des autres, du monde qui l’entoure. Se tenir hors du néant, exister, suppose en outre un rapport au néant, une localisation (matérielle ou spirituelle) qui pose pour toute la durée de vie de l’individu un rapport au monde qui l’entoure par le simple fait de la localisation, c’est-à-dire de l’espace qu’il occupera et donc, que d’autres ne pourront occuper. Camus ne dit pas autre chose lorsqu’il regarde l’individu seul face au monde. Placer cet individu, le contourner, jalouser sa situation, se tenir sous son ombre ou au-dessus de son espace vital, met tout autre individu en relation avec lui. À partir du moment où deux individus sont en relation, ils ne sont plus seuls, ils ne sont plus isolés. Deux vases sur une cheminée, forment une paire qu’il faut équilibrer. Cinq violons qui jouent côte à côte s’unissent en un quintette pour une seule partition à harmoniser.
Le monde est en constante interaction. L’interdépendance des individus, qu’ils soient ou non de même nature, est une réalité incontournable. Il y a une solidarité, au sens organique du terme, qui veut que les individus sont tellement liés les uns aux autres que ce qui touche l’un a des conséquences sur les autres. L’arbre coupé n’abrite plus la clairière et cela change la qualité de la clairière, plus ajourée, plus chaude, moins verte. Cette solidarité inconsciente de la nature, ce que l’on peut par certains côtés appeler l’équilibre naturel, trouve au niveau humain un sens beaucoup plus profond qui n’est autre que la responsabilité, dans la mesure où ce que fait un homme a des conséquences sur les autres hommes. Le simple fait de ne pas faire son travail rejaillit sur ceux qui en sont bénéficiaires et réciproquement.
Et c’est précisément ici que se situe la grande différence entre individu et personne. On ne parle pas d’individu humain, mais d’être humain ou de personne humaine. Que représente, en effet, « personne » sinon cette idée de relation à l’autre. Exactement, personne signifie « parler à travers ». L’individu est l’être pris isolément, nous dirions presque froidement, sans tenir compte de l’immense faisceau relationnel dont il est le cœur. Et ce cœur relationnel a ceci de particulier chez l’homme qu’il en est précisément maître, auteur et responsable en tant qu’il est la source de son rayonnement et réciproquement, il est conscient de cette irradiation permanente des autres et du monde sur lui. Et cette conscience en fait non pas un être soumis aux aléas, mais un être libre. Libre parce que la conscience de cette interdépendance native lui permet de ne pas être déterminé par elle. L’homme est donc responsable de cette interdépendance qui le façonne, pour ne pas en être l’esclave, mais au contraire pour être l’artisan de sa liberté. C’est le célèbre « Connais-toi toi-même » de Socrate. L’homme, à partir du moment où il est en relation, est nécessairement marqué par ces relations. Mais il n’en est l’esclave que s’il croit qu’elles ne le concernent pas. En d’autres termes, celui qui croit être un individu isolé est esclave du monde qui l’entoure. L’individu est un mythe. Aucune chose et moins encore un homme, n’est seule. La théorie de l’individu est une aliénation terrible de l’homme, parce qu’elle l’aveugle et l’enferme en lui-même, sans pouvoir empêcher que le monde maintienne sur lui son emprise. L’idéologie de l’individu coupe la relation réciproque, sans couper (au contraire) la relation de dépendance dont l’individu devient alors le jouet.
La personne, au contraire, est un être de relation qui sait que ce qu’elle est vient autant d’elle que des autres et du monde. Plus la personne a conscience de cela, plus elle est libre. Mais cette personne n’est véritablement humaine que lorsqu’elle fait de sa liberté une responsabilité. Cette liberté humaine suppose en effet de prendre au sérieux la coresponsabilité de toutes les personnes humaines dans cette solidarité. Ne pas considérer cette responsabilité, inhérente à la liberté, est en fait un égoïsme mortifère. C’est considérer que les relations interpersonnelles doivent servir ma personne. L’égoïste reconnaît ces relations, mais les détourne à son profit. L’altruiste à l’inverse, retourne ces relations au profit des autres personnes et parfois au détriment de lui-même. Mais l’altruisme sera juste et donc réellement altruiste, si ce retournement des relations n’entraîne pas un déséquilibre dangereux pour d’autres. Voilà pourquoi ce que vise la personne libre et responsable n’est autre que le Bien Commun, c’est-à-dire le bien de chacune des personnes au cœur de cette relation essentielle qui constitue la personne humaine.
L’individualiste, pour sa part, nie l’interdépendance native des hommes et du monde. Dans cette négation, il refuse les conséquences de ses actes et ignore celles des autres sur lui. L’individualiste est tendu, seul, vers la réalisation d’un but personnel (car qui dit but dit bien relation) quitte à écraser les autres individus. Mais écraser l’autre suppose pourtant bien une relation à l’autre. L’individualisme n’est finalement que le combat que mènent certains pour faire triompher le mythe de l’individu. L’homme est seul et se construit seul. Sa responsabilité tient dans sa capacité à réussir. L’individu est responsable non des autres, mais de lui. De l’individualisme à la loi du plus fort il n’y a qu’un pas que cette responsabilité autocentrée permet de franchir et de justifier.
L’individu est donc bien un mythe qui asservit l’homme aveuglé par l’illusion de l’indépendance et l’individualisme est l’effet pervers de ce mythe qui pousse l’homme à vouloir être et donc exister et se réaliser par lui-même et pour lui-même. C’est la grosse erreur d’un libéralisme moderne qui confond liberté et responsabilité avec absence d’entrave et réalisation de soi. L’homme véritablement libre ne nie pas l’interdépendance, il la sublime pour grandir. L’homme vraiment responsable ne répond pas à lui-même, mais de lui-même. Il n’est pas responsable de sa réussite ou de ne pas être un parasite. Il est responsable de ne pas entraver la liberté des autres, c’est-à-dire leur marche vers leur réalisation (vers leur bonheur pour aller jusqu’au bout de la démarche que chaque personne pour être véritablement humaine doit faire sienne).
Le collectif qui fait peur à certains libéraux n’est dangereux que dans la mesure où il est la somme des individualismes. Une telle somme comporte, en effet, une limite, celle de la finitude. On ne peut partager des biens finis et concurrentiels. Le Bien Commun au contraire ne se partage pas, il se démultiplie, dans la mesure où il est le fruit de cette solidarité interpersonnelle. Car la personne ne se réalise pas dans l’avoir ou la jouissance de l’avoir, ce qui est le propre de l’individu fermé sur lui-même. La personne se réalise dans la relation à l’autre. C’est d’autant plus vrai qu’une mauvaise relation peut détruire des personnes, alors que plus une relation est belle et désintéressée, plus elle épanouit chacune des personnes en relation. L’individualiste ne connaît pas l’amour et le bonheur lui est inaccessible, pour la simple raison que l’autre n’est pas mesuré pour ce qu’il est, mais par le rapport de force défensif qui caractérise l’individu, voué à la défense du pré carré et tourné sur lui-même.