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elle avait de la poussière, à aspirer, une galaxie à faire tourner, des nuages à repasser (Baudelaire - 6ème jour)

Par Absolut'lit @absolute_lit

littérature,livre,poésie,poème,baudelaire,à celle qui est trop gaie,l'horloge,femmes damnéesCe soir-là, Laure traversa la ville, les quartiers, le printemps, d'un pas qu'elle ne savait pas insolent, perdue dans ses pensée, car, oui, Laure avait des pensées. Ou plutôt des sensations. Laure n'avait pas le pouvoir de mettre des mots sur tout, et surtout pas sur ce qu'elle ressentait. Quand elle était malheureuse, elle buvait pour noyer la conscience, échouée au pied du canapé. Quand la douleur était anesthésiée, elle se levait, ouvrait la fenêtre et fumait une mentholée. Et quand elle s'en était allée, Laure remettait le nez dehors.


Elle n'avait pas conscience des allégories, des oxymores, de la laideur que cachent les jolies choses. Elle n'avait pas plus conscience du temps qui passe, de la pourriture qui patiente sous l'écorce, des articulations qui se raidissent, des os bientôt cassants. Laure savait, comme tout le monde, qu'elle était un être humain. Mais Laure avait l'âme d'une immortelle, et comme elle l'odeur épicée d'un été sans cesse annoncé. Elle n'entendait pas l'
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : " Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible,

Le plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.

Pas plus que ce que,
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! Rapide, avec sa voix D'insecte,
Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !*

Laure ne pensait pas au Temps, elle le vivait. Et quand elle n'en aurait plus.. ah, ça, elle n'y pensait pas non plus.
Mais, de l'autre côté des clôtures, derrière les fenêtres et les lunettes à grosses montures, on pensait beaucoup. Alors on l'envia, ce temps insolent qui ne fit que passer, on le compara à celui, dégradant, qui restait.
Les peintures écaillées, les murs lézardés, les peaux ridées, tout cria à Laure :
« tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles ! »**

Henri-Paul aussi cria :

Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit ***

Son cri a dû se perdre dans le hurlement assourdissant de la rue, car
Laure ne se retourna pas. Laure était l'étoile d'un autre quartier, elle avait de la poussière, à aspirer, une galaxie à faire tourner, des nuages à repasser. Elle n'avait pas le temps de panser la blessure d'un cœur qui saigne trente années perdues.

(* : extrait de L'horloge
** : extrait de Femmes damnées
*** : extrait de A celle qui est trop gaie)


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