José-Manuel Durao Barroso, le président de la Commission européenne, a-t-il été l’instrument, conscient ou non, de l’industrie du tabac lorsqu’il a viré avec pertes et fracas son commissaire chargé de la santé, le 16 octobre 2012, en l’accusant de corruption ?
Cinq mois après, non seulement aucune preuve corroborant cette grave accusation, que le Maltais John Dalli nie avec vigueur, n’a jamais été rendue publique, mais le dossier paraît de plus en plus fragile.
En effet, selon un enregistrement en notre possession, Swedish Match, une compagnie suédoise de snus, une pâte de tabac à chiquer, qui est à l’origine de cette affaire, reconnaît que l’OLAF, l’Office anti-fraude de la Commission, lui aurait demandé de maintenir une version des faits totalement fausse. De là, à parler de manipulation, il n’y a qu’un pas.
Lorsque Barroso a annoncé la « démission » de Dalli, il a refusé de rendre public le rapport d’enquête de l’OLAF se contentant d’affirmer que les preuves étaient solides. Depuis, toutes les demandes du Parlement européen, qui souhaite vérifier la validité de cette accusation, se sont heurtées à un refus. Ce que l’on sait de l’affaire a tout d’un bon polar où se croisent entre Malte, Bruxelles et Stockholm, des demi-sel, des fonctionnaires à l’agenda trouble et des fabricants de tabac prêts à tout pour défendre leurs intérêts.
Alors qu’une nouvelle directive européenne visant à diminuer l’usage du tabac est en préparation à Bruxelles, un entrepreneur maltais en cheville avec l’Estoc, le lobby des fabricants de tabac, et ami de Dalli, Silvio Zammit, se rend à Stockholm pour rencontrer un représentant de Swedish Match afin de proposer son entregent auprès du commissaire pour obtenir l’autorisation de commercialiser le snus en dehors de la Suède. Selon la compagnie suédoise, c’est le 10 février 2012, lors d’une rencontre entre Dalli, Zammit et une avocate maltaise, Gayle Kimberlay, contact de Swedish Match à Malte, qu’un deal aurait été conclu : 10 millions d’euros pour que la compagnie suédoise rencontre Dalli et 50 millions supplémentaires pour autoriser le snus. Une somme faramineuse qui s’explique par le fait que « le commissaire devrait ensuite renoncer à toute carrière politique ».
Or, au cours d’une discussion avec José Bové, le vice-président de la commission agriculture du Parlement européen, mercredi à Bruxelles, deux représentants de Swedish Match, dont le principal accusateur, Johann Gabrielsonn, ont reconnu qu’ils s’étaient fondés sur les seuls dire de l’avocate maltaise Kimberlay pour lancer leur accusation de corruption. Or, « l’Olaf nous a dit que la réunion du 6 février n’avait pas eu lieu », explique candidement Gabrielsonn dans l’enregistrement, Kimberlay ayant menti. « Mais il nous a demandé de maintenir notre version des faits pour les besoins de l’enquête », une demande qu’a aussi faite la police maltaise. Autrement dit, la principale pièce du dossier d’accusation est un double mensonge, celui de Kimberlay et celui de l’Olaf. Autant dire que le dossier paraît de plus en plus fragile d’autant que les « échanges de mails » entre Dalli et Zammit, qui montreraient que le premier était au courant des tractations du second, n’ont jamais été rendus publics. Sans doute parce que, comme Dalli l’affirme, ils n’existent pas…
La précipitation avec laquelle l’Olaf a mené son enquête est aussi troublante. Alors qu’habituellement, il lui faut 25 mois pour boucler son travail, elle l’a terminé en moins de cinq mois, juste avant que la nouvelle directive anti-tabac (qui maintient l’interdiction du snus) ne soit présentée par Dalli au collège des commissaires. Alors qu’elle aurait du être examinée le 23 octobre, elle est renvoyée sine die, le commissaire ayant été viré cinq jours avant. Si elle finalement été adoptée par la Commission en décembre, c’est sous la pression du Parlement. Mais ces deux mois de retard renvoient son vote à fin 2014, au mieux, la législature actuelle se terminant en avril 2014… À la plus grande satisfaction de l’industrie du tabac. Dernier élément : Swedish Match a créé un joint venture, en 2009, avec Philip Morris International, le principal fabricant de cigarettes au monde. Pour José Bové,« la réalité de cette affaire est de plus en plus douteuse », ce qui justifie, selon le groupe des Verts du Parlement, la création d’une commission d’enquête parlementaire.
Photo: Reuters
N.B.: version longue de l’article paru ce matin dans Libération
Source: Coulisses de Bruxelles