Et dire qu'elle avait pensé trouver le salut dans ce boulot, payer pour ses péchés, une sorte de rédemption pour toutes les saletés qu'elle avait faites, ou dites, dans sa vie.
Marie n'a pas toujours été une sainte (elle ne s'est jamais voilé la face, ça fait partie d'la thérapie) et a souvent trouvé refuge dans l'absinthe. Père plus qu'autoritaire, mère démissionnaire, l'alcool dont elle désinfectait ses plaies avait fini par trouver le chemin du gosier :
Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;(*)
Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles :
" Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
Un chant plein de lumière et de fraternité !
En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! "(**)
La première (et unique ?) chose qui lui vint à l'esprit (pour aussitôt repartir) fut: « Mais, je ne suis pas un homme ! » (elle l'avait sûrement souhaité). Que la bouteille chantât ne semblait pas la déranger. Sans doute avait-elle une belle voix..
Dès lors Marie distilla sa poésie dans les verres et fit jaillir de cet amour des nuits pleines d'ennuis. L'on disait d'elle que c'était
une femme belle et de riche encolure,
Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.
Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,
Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.(***)
Plus tard, certains poussèrent même la chansonnette (ritournelle d'une femme sans retour qui a perdu son «elle ») :
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête
Butant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Épanche tout son coeur en glorieux projets.
Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.(****)
Un soir, ou un matin qu'elle avait oublié d'être à jeun, pleinement confiante et tout aussi confite, elle s'approcha d'un mâle pas très beau, sur un tabouret perché, qui tenait en son verre un breuvage. Marie, par la liqueur alléchée, s'approcha joyeusement : « on partage » ?
L'homme tenta de l'ignorer, mais se résigna et dût lui tenir ce langage :
Le regard singulier d'une femme galante
Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante ;
Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur ;
Un baiser libertin de la maigre Adeline ;
Les sons d'une musique énervante et câline,
Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,
Puis, s'adressant au comptoir ainsi qu'à son bourbon :
Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
Les baumes pénétrants que ta panse féconde
Garde au cœur altéré du poète pieux ;
Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,
- Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux !(*****)
D'un verre à l'autre, d'un pilier à un comptoir, d'une année sur l'autre, elle savait sa beauté évaporée, sa démarche aléatoire et ses yeux embués. Mais qu'une bouteille de whisky puisse lui voler jusqu'au dernier des ringards... elle en avait fini de boire..
Mais cette lettre, ça lui a tout fait remonter. Car celui qui l'a écrite, la connaît.. ça ne pouvait pas être juste une coïncidence...
- Garçon !
* : extrait de Le flacon
** : extrait de L'âme du vin
*** : extrait de Allégorie
**** : extrait de Le vin des chiffonniers
***** : extrait de Le vin du solitaire