Une autre version
du monde
(troisième partie)
Entretien d’Yves di Manno avec Matthieu Gosztola
Matthieu
Gosztola : Vous
posez cette question, dans « L’Autre voix » notamment :
« Qui parle ? Entend-on ? ».
Qui parle dans le poème quand le poète disparaît pour laisser place à une
parole « commune », impersonnelle, tout en autorisant le surgissement
d’une langue privée que nul autre que lui ne saurait façonner ? Et
c’est peut-être dans Discipline que vous la mettez en situation avec le
plus de tranchant. Pouvez-vous revenir sur cette question presque toujours
éludée et néanmoins centrale, puis nous parler de la genèse de Discipline ?
Yves
di Manno :
Pour être en effet centrale, cette question
du surgissement d’une voix « impersonnelle » par le truchement d’une
langue éminemment privée reste pour moi sans réponse aujourd’hui. Et ce n’est
pas faute de me l’être posée, je vous prie de le croire… ni d’avoir échafaudé
jadis bien des hypothèses à son sujet : on en trouve les premières traces
dans Solstice d’été, sous une forme
encore hésitante, puis dans certaines pages d’« endquote ». Indépendamment de ces explorations écrites,
je n’ai cessé au fil des années de me la reposer, à la lumière de l’étrange
expérience qu’est cette dépossession lucide, consciente, poussant à décrire des
images dont on ignore la provenance exacte…
Évidemment – et j’ajouterai : heureusement – tous les textes ne s’écrivent
pas sous cette loi. Mais le noyau dur du travail poétique réside bien là :
dans ce déplacement, ce retrait de la parole telle qu’on en a couramment l’usage,
au profit d’un discours que je ne veux pas qualifier d’oraculaire mais qui
semble émerger d’un autre territoire mental, d’une autre région du langage –
tout en étant composé, corrigé, raturé dans la plus grande lucidité. J’insiste
sur le caractère exceptionnel d’un tel phénomène : la plupart des textes
s’écrivent plus calmement, sans que les phrases s’embrasent de la sorte,
transformant chaque page en une vaste plaine incendiée. Le poème qui m’a
longtemps déserté resurgit aujourd’hui en moi avec moins de violence, plus de
lenteur, une plus sourde incandescence. Je continue néanmoins de m’interroger
sur la nature exacte de cette ouverture que l’écriture opère dans les
profondeurs d’une conscience, l’amenant à émettre des propositions dont la
nature demeure insaisissable. Comme si cette parole provenait moins d’un
« ailleurs », d’un au-delà du monde, que d’une région de l’esprit
dont nous ne soupçonnons même pas l’existence.
Quant à la genèse de Discipline… je
crois qu’il m’est impossible de vous en parler avec un minimum d’objectivité.
Cela remonte à beaucoup d’années et je ne me souviens plus des circonstances.
Tout ce que je peux vous dire, c’est que le texte s’est écrit très vite, en
quelques semaines à peine, dans un grand état de tumulte intérieur – mais aussi
de profonde stupéfaction : je ne comprenais pas exactement ce qui était en
train d’advenir, ni la manière dont le langage se disloquait devant ce
déferlement d’images et se délitait peu à peu sous mes doigts. Impression qui
devait s’amplifier lors des quatre ou cinq versions dactylographiées que j’en
fis par la suite, sur ma petite Olivetti : les paysages, les scènes, les
décors que le texte tentait de fixer défilaient avec de plus en plus
d’intensité, au point que ce livre finit par me faire un peu peur… Après
l’avoir longtemps abandonné à son sort, je le considère aujourd’hui comme une
sorte de cauchemar éveillé, dont la principale vertu est d’avoir su trouver
dans le tourbillon de sa syntaxe l’équivalent de sa frénésie
destructrice : c’est le plus expérimental de mes livres, si l’on veut, et
sans doute cela me gêne-t-il un peu.
Matthieu
Gosztola : Pouvez-vous
évoquer la genèse de Kambuja ?
Comment s’est opéré votre travail sur le matériau archaïque que vous avez
choisi, et pourquoi avoir choisi précisément un tel matériau ?
Yves
di Manno :
Je
n’ai pas « choisi » d’écrire Kambuja,
c’est bel et bien ce matériau qui m’a choisi… Il ne me semble pas qu’une raison
particulière m’ait amené à lire les inscriptions du Cambodge. Je vivais à
l’époque – vers la fin des années 1980 – dans un milieu essentiellement
cambodgien et je m’intéressais depuis déjà longtemps au passé de ce pays. Je
connaissais donc l’existence de ces textes épigraphiques, seules traces écrites
de la période angkorienne qui soient parvenues jusqu’à nous. Un beau jour, je
suis tombé sur quelques-unes de ces stèles, sans doute dans un vieux numéro du
« Bulletin de l’Ecole Française d’Extrême-Orient » qui traînait à
Saint-Ouen, chez mon ami Chouléan. Et là, immédiatement, un déclic s’est
produit : le texte repassait, faisait image en moi, je distinguais très
nettement quelque chose entre les lignes
de ces traductions un peu vieillottes, réalisées sans la moindre visée
littéraire, dans un souci purement documentaire, par les premiers spécialistes
de l’empire khmer. Je me suis aussitôt mis au travail, recopiant les passages
qui m’intéressaient, découpant une strophe, isolant certains termes,
rapprochant certains vers : bref, entreprenant le lent travail de montage
qu’allait constituer pour l’essentiel la composition de l’ouvrage.
Les publications où ces inscriptions avaient été traduites depuis la fin du
XIXe siècle s’avérant inaccessibles, je me suis rendu dans la foulée à la
bibliothèque de l’Ecole Française d’Extrême-Orient – où travaillait alors
Chouléan – et j’ai passé une dizaine de jours à réunir puis à photocopier
l’ensemble de ce corpus, éparpillé dans d’innombrables fascicules.
Parallèlement, j’avais réussi à me procurer chez un libraire spécialisé les
huit volumes d’Inscriptions du Cambodge
que George Coedès avait publiés, de 1937 à 1966. A la suite de quoi je
me suis immergé plusieurs semaines durant dans la lecture de ces pages,
m’interrompant dès qu’un passage me « parlait », notant et prélevant
toute une matière première qu’il
fallut ensuite deux ans de travail – et trois récritures successives – pour
conduire à sa forme achevée, telle que vous la connaissez.
J’ai expliqué dans la Note finale la méthode qui m’avait guidé et l’optique
générale de l’ouvrage, qui devait beaucoup à l’approche ethnopoétique de Jerome
Rothenberg. Ce que je n’ai peut-être pas su ni voulu souligner à l’époque,
c’est le trouble dans lequel m’avait plongé la composition de ce livre et qui
devait déboucher quelques années plus tard sur l’écriture de La Montagne rituelle. Mais certaines
choses m’étaient interdites en ce temps-là : et le roman lui-même m’a aidé
à y voir plus clair.
Matthieu
Gosztola : Kambuja paraît en
janvier 1992. Les Elégies d’Emmanuel Hocquard sont publiées en juin
1990, les Cose naturali de Paul Louis Rossi début 1992 également. En
quoi ces trois ouvrages, qui paraissent presque en même temps, participent-ils
d’un même élan ?
Yves
di Manno :
Je
vous remercie d’associer Kambuja à
deux des livres de poésie qui auront le plus compté pour moi, à l’époque où je
ne trouvais guère de « modèles » en France susceptibles d’alimenter
mon écriture, parmi les travaux des poètes qui m’avaient immédiatement précédé.
Les Elégies d’Hocquard furent l’une
des plus notables exceptions à ce triste constat, au début de mon périple (je
fais allusion à leur premier rassemblement dans Les dernières nouvelles de l’expédition, publiées chez Hachette/POL
en 1979). Quant aux Cose naturali – à
l’édition desquelles je ne fus d’ailleurs pas étranger – le principe même de
leur composition : c’est-à-dire le détournement à d’autres fins d’un texte
préexistant, a évidemment nourri de manière décisive la réflexion qui devait me
conduire à composer Kambuja, au même
titre que certaines sections des Etats
provisoires, l’autre grand livre de Paul Louis Rossi.
Qu’ont donc en commun ces trois ouvrages, par-delà les hasards du calendrier,
puisqu’ils participent en effet d’un même élan, pour reprendre votre heureuse
expression ? D’abord et avant tout, de manière assez radicale, un refus de
la posture poétique traditionnelle – j’irai jusqu’à dire : une tentative de sortie des pratiques d’écriture habituelles. S’inspirant de la
méthode de Reznikoff (pour Hocquard), du Cendrars de Kodak (pour Rossi) et de ces divers prédécesseurs, auxquels
j’ajouterai Paul Nougé (pour ce qui me concerne), ces trois livres illustrent
une idée de la poésie passablement étrangère à celle qui a cours d’ordinaire.
Il s’agit moins de composer ex nihilo
un texte reflétant les états d’âme de son auteur – pour le dire vite – que de
s’approprier un autre matériau (le texte d’un guide touristique pour l’Elégie 6, par exemple, celui d’un
catalogue de musée pour les Cose naturali)
afin de le retravailler à sa guise : et de composer ainsi son propre texte
à travers le texte d’un autre,
obéissant à une sorte d’ « inspiration impersonnelle » dont le
passage en soi est assez troublant.
L’autre point commun à ces trois entreprises – mais il dérive naturellement du
précédent – c’est la voie qu’elles ouvrent ou confirment en matière d’invention
prosodique, proposant toutes sur ce plan des réponses nouvelles et d’une grande
exigence formelle. J’en suis assuré concernant Hocquard et Rossi : et
j’espère qu’il en va de même pour Kambuja,
puisque tout mon effort à l’époque aura été d’amener ces strophes dont je
n’étais pas l’auteur à la plus grande concision, la plus grande limpidité
possible.
Matthieu
Gosztola : En quoi Kambuja
marque-t-il tout à la fois l’aboutissement de l’effacement du poète mais
aussi, par l’accomplissement d’une forme que vous êtes parvenu à maîtriser, la
« réinscription » vivante d’un « matériau archaïque »
dans « une prosodie contemporaine » (j’emprunte ces termes à Objets
d’Amérique) ? Pouvez-vous nous parler de cette forme ? Et du
travail sur la prosodie qu’elle vous a permis d’effectuer ?
Yves
di Manno :
Je
viens en partie de vous l’indiquer. En déplaçant l’axe du travail d’écriture
dans l’instant de son exécution – c’est-à-dire en concentrant l’effort sur la
« forme » (lexicale, prosodique) qu’il convenait de donner au poème,
le « fond » lui étant déjà acquis – j’ai pu mesurer plus clairement
que l’énergie qui circule pendant la composition d’un texte reste la même,
qu’on en soit l’auteur ou non. Un peu comme dans la traduction, si vous voulez,
qui exige une immersion dans l’œuvre étrangère lors de cette traversée d’une
langue à l’autre.
Kambuja a constitué pour moi une
sorte de point d’achoppement sur ce plan, après dix années de recherches
parfois hésitantes mais tendues vers un seul but conscient : redéfinir les
contours d’un nouveau monde poétique.
Après avoir radicalisé ce principe de composition sur un livre entier dont je
n’avais pas « inventé » une ligne, mais grâce auquel il me semblait
avoir enfin réussi à dégager la prosodie dont je rêvais – et cela justement
parce que je n’étais pas l’auteur premier de ces pages – je me heurtais au bout
du compte à une sorte d’impasse. Quelques poèmes paradoxalement plus intimes
s’en dégagèrent dans un premier temps : l’élégie sans, cet Etang
dont nous parlions au début… Mais ensuite, pour l’essentiel, la veine me sembla
brusquement tarie. Ou pire encore, vouée à la répétition.
Il fallut donc progresser autrement, réfléchir à distance, et ce furent les digressions réunies dans « endquote » qui prirent dès
lors le relais du poème. Quelques récits, un roman s’interposèrent, dont vous
savez les liens qu’ils tissent avec les poésies antérieures. Vingt ans
s’écoulèrent de la sorte, dans un retrait qui ne fut pas un arrêt volontaire,
mais un très long suspens du passage de ce poème en moi. Plus récemment, sans
que cela ait rien eu de prémédité, le paysage s’est trouvé à nouveau éclairci,
d’abord avec terre sienne, puis une, traversée, l’ensemble qui
accompagne les autoportraits d’Anne Calas et qui est en voie d’achèvement. Mais
j’imagine à peine ce que l’avenir sur ce plan nous réserve : comme si le
temps là encore n’existait pas – ou n’était décidément pas la question…
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