[Carte blanche] "Gilbert Pastor : aux éditions Unes, sa première monographie", par Alain Paire

Par Florence Trocmé

Gilbert Pastor : aux éditions Unes, sa première monographie. 
  

Vendredi 15 mars 2013, le peintre Gilbert Pastor fêtait à Lausanne, à la faveur d'une exposition, son quatre-vingt-unième anniversaire. Entre autres raisons, "parce qu'il ne demande rien", l'un de ses plus fidèles soutiens, l'éditeur Jean-Pierre Sintive vient d'avoir la magnifique audace de publier à propos de cet artiste sa première et très complète monographie. La coédition est réalisée avec des amis dont le port d'attache se situe à Forcalquier dans les Alpes de Haute-Provence : Samuel Autexier des éditions Propos 2 ainsi qu'Olivier Baussan, un entrepreneur-collectionneur qui n'oublie pas d'être généreux, ont apporté leurs concours.  
Racontées par Gilbert Pastor, la préhistoire de son œuvre, ses premières grandes déterminations relèvent pour partie de sa relation avec l'artiste et poète Boris Bojnev (1898-1969) qui vivait à Marseille depuis l'exode de 1940 : ce très étrange survivant passait ses étés à Mane, à quelques kilomètres de Forcalquier où l'un de ses meilleurs amis, Lucien Henry imaginera plus tard le Musée des amis de Boris Bojnev. Pastor était un familier du village de Mane où ses grands-parents l'avaient recueilli à la veille de la guerre. Il rencontra Boris Bojnev alors qu'il avait dix-sept ans : il venait de s'inscrire aux Beaux-Arts et vivait de petits boulots. Bojnev le prit en affection et le laissa intervenir dans sa propre œuvre, il devint son assistant. Cet homme  "effacé, secret et passionné" était né à Saint-Pétersbourg : c'était un poète issu de la Russie d'avant la Révolution. A Paris, où il s'était exilé de 1919 à 1939, Boris Bojnev avait fréquenté Nicolas Berdaïeff, Boris de Schloezer, l'éditeur-typographe Illiazd ainsi que Nina Berberova. La dette de Pastor vis à vis de Bojnev est immense : "Boris Bojnev me donna confiance en moi et le goût de lire, surtout la poésie qu'il affectionnait et introduisait dans sa peinture". 
Le souvenir de Boris Bojnev 
A Paris, en 1921, Boris Bojnev avait commencé de rassembler, à partir de tableautins dénichés chez un brocanteur du quartier des Gobelins, les éléments d'une collection de peintures infiniment mystérieuse. À Marseille, au terme d'inlassables recherches dans les marchés aux puces et chez les revendeurs, Boris Bojnev entreprit de sauvegarder et de métamorphoser des petits panneaux de bois peints, des toiles disgrâciées et négligées d'amateurs ou bien d'inconnus qui s'appelaient Toucas, Chincholle, Diodier ou Merlier. L'absence de prétention, la tendresse et la gaucherie de ces pièces totalement dédaignées l'émouvaient profondément : il estimait, c'était sa conviction, que "les rues les plus décharnées contiennent plus de Rembrandt qu'aucun musée du monde". Au terme de minutieuses retouches, Bojnev introduisait des personnages féminins dans les compositions de ses tableautins. Dans un texte rédigé en 1973 pour un catalogue édité à Flayosc par Frédéric Altman, Pastor raconte que Bojnev peignait "sans pinceaux, avec ses doigts, dans l'épaisseur pour être au plus près de la matière,  tantôt avec son pouce, une épingle ou une allumette, qu'importe les moyens".  
Autour des petits formats qu'il avait lentement transformés, Boris Bojnev élaborait de singuliers environnements, les rehauts d'un encadrement capable de révéler "l'aura", la part de rêve et de grâce de ces peintures "primitives, naïves et angéliques". Il confectionnait ses encadrements avec de vieux rubans, des brins de paille, des tessons d'assiette et de disque, des morceaux de bois carbonisé, des couronnes de feuilles mortes et des fragments de miroirs brisés. Navrantes et miséricordieuses, ses œuvres composaient ensemble de nouvelles icônes. Elles influencèrent profondément les commencements de Gilbert Pastor qui peignit sur des panneaux de bois, des portraits principalement féminins ou bien enfantins, des reliquaires comportant également des encadrements fabriqués avec des morceaux de bois, des papiers peints et des bouts de tissus.  
Dans son autobiographie, Gilbert Pastor précise que sa mère qui avait pour prénom Trinité, rencontra à son tour Boris Bojnev en 1952 : elle en tomba follement amoureuse. Les trois personnages vivent ensemble à Marseille, dans le quartier de la Porte d'Aix, jusqu'en 1969, date du décès de Boris Bojnev. Après quoi la mère et le fils décident d'habiter le village d'Aups dans le Var. Grâce à l'argent que lui donne Lucien Henry, Pastor quitte définitivement Marseille : à partir de 1975, il habite une étroite maison de la rue Rosette Cioffi, installe son atelier au troisième étage, sous les toits. 
800 toiles, 1500 dessins. 
La réalisation d'une monographie à propos de Gilbert Pastor était à la fois redoutable et relativement aisée : les auteurs réunis par Jean-Pierre Sintive ont œuvré avec la totale confiance et l'amitié de l'artiste. Dans l'avant-propos de l'ouvrage on indique qu' "on estime à environ 800 toiles et 1500 dessins le nombre d'œuvres de Gilbert Pastor, mais il n'a jamais daté ni donné de titres à ses tableaux".  
Jean-Pierre Sintive a regroupé en six périodes et thématiques la succession des travaux de Pastor, plus d'un demi-siècle de peinture. Les Reliquaires couvrent une première partie jusqu'en 1976. Viennent ensuite les Portraits, et jusqu'en 1985, Scènes de rues et Maisons closes. À compter de l'installation à Aups, voici les Intérieurs. Les Natures mortes apparaissent en 1980 ainsi que les Paysages
Ami de très longue date - sa grand-mère Suzanne Valabrègue, connaissait Bojnev et Pastor - Frédéric Valabrègue a composé au sujet du peintre un texte extrêmement éclairant. Il marque bien que pour Gilbert Pastor, il s'agit "de faire resurgir de la mémoire une zone d'intensité : celle proposée par la rue chaude ou la maison de passe. Il ne cherche pas une image précise, mais un ensemble de sensations. Il représente un lieu - un intérieur - et une situation : le corps obscur, presque effacé, apparaissant au désir"... "Une peinture ou un dessin de Pastor est un brouillon infini dont les éléments se fixent à regret. Dès qu'ils se précisent, c'est pour s'estomper à nouveau, perdre leurs contours"... "Le dessinateur ne poursuit pas un fantasme ni une érotique : il traque ce qui va suspendre la répétition et lui offrir un moment de dessin imprévisible"... "Une peinture vit de ses dessous, de ses couches archéologiques, de leur capacité à la survie et au rayonnement"..."Il faut un tact particulier pour ne rien bousculer ni compromettre de ce qui se prépare presque à l'insu du peintre"... "Pastor recherche la vérité du cœur du dernier art gothique des primitifs italiens ou des artistes prérenaissants de Sienne et d'Ombrie. Il ne désire pas que sa peinture soit démonstrative d'un savoir ou d'une évolution intellectuelle, mais qu'elle demeure dans l'état natif d'une expérience spirituelle de la vision". 
Entre Marseille et le Var, plusieurs creusets. 
En complément de cet ouvrage qui donne à contempler le déploiement d'une œuvre infiniment mystérieuse, plusieurs entretiens qui se recoupent, un appareil critique assez exhaustif reconstituent la plupart des itinéraires et des complicités qui ont permis de suivre le parcours de Gilbert Pastor, principalement dans le Midi de la France, entre Var et Marseille. Jean-Pierre Sintive raconte avoir lié connaissance avec Pastor en 1979, lors d'une exposition de groupe à Draguignan. Il écrivit un premier texte à son propos, lors d'une exposition personnelle programmée par Frédéric Valabrègue ; ce dernier animait dans la proximité du jardin du Parc Longchamp de Marseille, une galerie en appartement, un lieu d'exposition sobrement improvisé, La Villa R.   
En 1984, pour l'un des premiers chantiers des éditions Unes, Sintive proposa au peintre d'accompagner un manuscrit de Pierre-Albert Jourdan, L'Approche : Pastor réalisa pour cet ouvrage un portrait de l'auteur en frontispice, ainsi qu'une série de dessins. Après quoi, Jean-Pierre Sintive poursuivit un remarquable travail de médiateur-éditeur. Il présenta les peintures et les dessins de Pastor à deux auteurs qui sont à présent deux de ses plus fervents partisans : Bernard Noël et Jean-Louis Giovannoni réalisèrent par la suite, en association avec Gilbert Pastor, une dizaine de livres. D'autres carrefours, des possibilités de rencontres se développèrent simultanément : à Lyon, la galerie Le Lutrin de Paul Gauzit entreprit d'exposer régulièrement Pastor, à partir de 1977, et jusqu'en 2002. L'un des fidèles visiteurs de Paul Gauzit, Yves Peyré découvrit la peinture de Pastor dans le local de la Place du chirurgien Gailleton, près du quai du Rhône.   
Des publications s'effectuèrent en revues. Chez L'Ire des Vents d'Yves Peyré en 1987, avec des poèmes de Jean-Louis Giovannoni, dans L'Œuf sauvage de Claude Roffat (n° 3, 1992) ainsi qu'à deux reprises, parmi les minuscules Regard de Marie Morel (la seconde parution chez Marie Morel date de mars 2012 : le n°115 comporte un entretien et dix reproductions, on peut l'acquérir pour 3 euros). En partie grâce au support de la micro-édition, le cercle des collectionneurs et des amateurs se sera lentement élargi : parmi les autres publications de Pastor, on mentionnera des parutions chez Lettres vives, aux éditions Marchant Ducel de Frank-André Jamme, dans l'Atelier Contemporain de François-Marie Deyrolle ou bien encore chez Joca Seria, avec Michel Luneau (1934-2012) qui l'exposa plusieurs fois dans les parages de Nantes. La liste des amis de Gilbert Pastor risque d'être fatalement incomplète. Des creusets discrets, des initiatives et des galeries pour la plupart provinciales - deux d'entre elles sont parisiennes, la Galerie Philipp lui fut présentée par Yves Peyré, Béatrice Soulié rencontra Pastor grâce à Claude Roffat - des personnes clairvoyantes qui ouvrirent des espaces à Marseille (la librairie La Touriale), à Forcalquier (Lucien Henry), à Sausset-les-Pins (galerie Berlioz de Micheline Ollier) ou bien à Trans-en-Provence (la galerie Remarque de Stéphanie Ferrat qui fut obligée de fermer en 2010, suite aux inondations varoises) auront donné à ce travail la tenace visibilité qui lui permit de cheminer sans trop de solitude. 
Des vents favorables continuent de souffler pour le travail de Gilbert Pastor. Au fil des pages, celui qu'on imaginait prioritairement reclus et silencieux dans son atelier se révèle plein de joie, de curiosités et d'appétit pour l'existence. Dans tel ou tel passage de ses entretiens, on l'écoute évoquant des voyages avec les frères José, Nicolas et Frédéric Valabrègue en Espagne, en Italie ou bien en Hollande pendant les années 80 : il découvre autrement qu'en reproductions Greco, Zurbaran, Goya, Franz Hals et Van Gogh. Le hasard veut qu'il rencontre Armand Avril dans un autobus, il lie solide amitié avec ce proche voisin varois. À l'âge de 57 ans, en 1989, Pastor réussit son permis de conduire, et peut enfin se déplacer à sa guise. Trinité, sa mère le quitte définitivement en mai 1993. Trois années plus tard, il rencontre la céramiste Yveline Gatau. Pastor conserve son atelier de la rue Rosette Cioffi , il emménage dans une plus vaste maison. En 2011, avec Yveline qui "déborde d'imagination", il visite New York qu'il trouve merveilleux. Une ultime chose qu'il ne réclamera évidemment pas, c'est ce que souhaite pour lui Jean-Pierre Sintive à la fin de l'un des textes de ce superbe ouvrage : "Après Bruno Schulz, Morandi, Balthus ou Artaud au musée Cantini à Marseille ; après Dubuffet, Bettencourt et Réquichot au château de Tanlay dans l'Yonne, il serait bon que le nom de Gilbert Pastor soit enfin mis en lumière dans le cadre d'une grande rétrospective". 
Alain PAIRE 
Pastor, les apparitions de la matière, un livre publié par les éditions Unes et Propos 2 : 26 euros. Edition établie par Jean-Pierre Sintive, avec des textes de Jean-Louis Giovannoni, Christian Gabriel Guez-Ricord, Bernard Noël, Gilbert Pastor, Jean-Pierre Sintive, Christian Tarting, Frédéric Valabrègue et Pierre Vilar. 128 pages en quadrichromie, 100 reproductions, format 24 x 27 cm. Tirage de tête de 47 exemplaires sous étui, contenant une œuvre originale signée par Gilbert Pastor : 350 euros. D'autres renseignements, adresse mail contact@editionsunes.fr et site des éditions Unes. 
Dans cette monographie, l'un des entretiens avec Pastor et Jean-Louis Giovannoni avait été mis en ligne sur Poezibao par Anne Bernou le 26 mars 2012, cf ce lien. 
Gilbert Pastor expose des peintures et des dessins à Lausanne, avenue Michel Fraisse, du 15 mars au 30 avril 2013, dans une ancienne buanderie, l'Espace Richterbuxtorf. Cf sur ce lien une video de trois minutes trente à propos de Pastor réalisée en février par cette galerie : on aperçoit dans son atelier des maquettes en fil de fer de lits, les petites boîtes et les draperies qui lui permettent de construire certaines de ses toiles. Parmi les autres vidéos présentées par l'Espace Richterbuxtorf, on trouve aussi des images et des entretiens avec Lea Lund, Armand Avril et Michel Roux. 
Trois travaux de Gilbert Pastor figurent du 28 mars au 13 avril 2013, rue du Puits Neuf, à Aix-en-Provence dans l'exposition "Paule Breton, l'amitié des artistes", cf cet autre lien. 
Une exposition de travaux de Boris Bojnev jusqu'au 12 avril à la Galerie Pierre Chave de Vence. Cf ce lien. Deux catalogues Boris Bojnev sont disponibles à la galerie, 13 avenue Henri Isnard, Vence, tél. 04.93.58.03.45. 

Images : Une aura de Boris Bojnev (Galerie Pierre Chave) & L'Atelier de la rue Cioffi (extrait du livre des Editions Unes)