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[Entretiens] Yves di Manno, avec Matthieu Gosztola, 2

Par Florence Trocmé


 
Une autre version du monde  
(deuxième partie)  
Entretien d’Yves di Manno avec Matthieu Gosztola 
  

Matthieu Gosztola : La « dramaturgie ancestrale »... Ces mots que vous prononciez au début de notre entretien continuent de résonner en moi. La cruauté semble très présente dans vos textes mais à mon sens il faudrait remplacer ce terme de cruauté par celui d’inhumanité... Pouvez-vous nous parler de l’importance de l’inhumanité dans votre travail ? 
Yves di Manno : « L’inhumanité fut / mon sujet », lirez-vous au détour d’une adresse à Isabelle Garron recueillie dans Terre ni ciel… Vous touchez là à un point assurément central et la distinction que vous faites à cet égard m’importe, car je me suis moi-même beaucoup interrogé jadis sur cette « cruauté » – et plus largement sur la violence qui traverse certaines de ces pages, indépendamment de moi. Ou plus exactement : comme si cette violence renvoyait aux pulsions les plus archaïques, aux troubles les plus lointains de l’espèce. La mise à distance de la conscience ordinaire, d’où naît invariablement le poème, semble ouvrir une faille dans le langage et donner accès par le biais des images qu’il suscite à la terreur qui doit souterrainement continuer d’habiter le cœur des hommes : celle des nuits anciennes où ils dormaient, repliés sous des roches, enveloppés de ténèbres dont ils ne pouvaient que subir la loi. J’ai souvent senti cette peur ancestrale repasser en moi, pendant l’écriture, au rythme des saisons et de la violence « naturelle », animale, qui contraignait les premières communautés humaines. Et si ce phénomène s’est peu à peu estompé, au fil des ans, je n’oublie pas que l’une des fonctions du travail poétique consiste encore à affronter cette « inhumanité »-là : non certes pour s’y complaire, mais afin d’entrevoir plus lucidement la part d’ombre ou de nuit qui nous habite. 
Il est également vraisemblable que les « champs de massacre » que mes textes ont traversés à une certaine époque aient quelque chose à voir avec d’autres horreurs, bien réelles hélas – notamment avec celles que le régime de Pol Pot a fait subir au peuple khmer et dont les échos ont mis de longues années à s’estomper en moi. Néanmoins, sans leur être totalement étrangère, la barbarie des hommes n’est pas de même nature que les ténèbres intérieures que nous frôlons dans l’écriture. Même si elle suscite en nous des interrogations identiques – et un aussi durable effroi. 
Matthieu Gosztola : Vous évoquiez « l’image d’un corps agonisant : de la mère que l’enfant croyait voir sombrer dans le néant »… La mère ne pourrait-elle pas dire à l’enfant (je vous emprunte ces mots) : « je meurs pour que la terre advienne » ? Car la scène personnelle qui vous assaille dans ce moment de surgissement du poème, en ramenant dans son fleuve l’ocre de la terre de la nuit des temps, devient à son tour impersonnelle puisque vous parvenez à vous effacer pour l’accueillir. De la scène personnelle émergent ailleurs ces trois vers : « je n’ai pas / d’origine il n’a / pas de passé ». Il me semble en ce sens que l’on peut rapprocher Etang de Domicile. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce « récit » ? 
Yves di Manno : Il y a aussi derrière tout cela un réseau de l’enfance dont vous démêlez intuitivement certains fils… Le poème que vous citez (« murmirage ») est lui-même une « chute » d’un livre qui a refusé de s’écrire, au milieu des années 1980, et qui aurait dû se construire autour d’un certain nombre de paysages urbains et de déambulations enfantines. Il était évidemment prématuré à l’époque de s’attaquer à ce matériau. Quelques poèmes issus de ces premières notations ont rejoint Champs ou Partitions, mais la plupart de ces scènes anciennes ont patienté des années avant de refaire surface, d’abord dans les autoportraits d’Objets d’Amérique, puis dans les pages d’ouverture de Terre ni ciel
Domicile, c’est une autre affaire… A l’origine de cet ouvrage, il y a un texte « matrice » – si j’ose dire… – rédigé dans ma jeunesse autour de la figure maternelle, de ses tourments physiques et mentaux, mais laissé à l’état de chantier et oublié dans mes tiroirs. En 2001, poussé par d’autres nécessités, j’ai ressorti le dossier, démonté, épuré et entièrement recomposé ce premier texte – devenu « Corps principal » dans Domicile – avant d’écrire le reste de l’ouvrage, en m’attachant cette fois-ci à la figure du père : moins par souci de symétrie que pour comprendre à quel endroit, de quelle manière ces deux « héritages » coïncidaient en moi. Ou pourquoi ils avaient fini par dessiner un paysage qui ne leur devait plus rien. 
Ce qui m’a intrigué, et sur quoi j’aimerais insister concernant l’écriture de Domicile, c’est que ce livre envisagé au départ comme un récit en prose relativement classique, linéaire, est très vite sorti de ses rails… Je sentais plus précisément que la narration au sens strict m’échappait et que cette prose peu à peu mangée de vers se délitait, obéissant aux ellipses et aux élisions d’une autre nature, prosodique cette fois-ci. Il me semble a posteriori que l’écriture de ces pages m’aura permis de saisir, concrètement, que l’espace du récit où j’avais cru trouver refuge à cette époque – dans la foulée de La Montagne rituelle, rédigée en quelques mois à peine dans un état quasi-second – n’était décidément pas le mien : pas sous le couvert de la prose en tout cas, qui implique une expansion exactement inverse au travail de resserrement, d’élagage, qu’exige l’écriture en vers. 
Quant au rapprochement que vous suggérez entre le matériau qui est à l’origine de Domicile et celui des poèmes recueillis dans Un Pré, il tient sans doute au fait que ces textes traversent des étendues dévastées et débouchent sur des scènes largement incomprises – même si elles ne se situent pas dans les mêmes strates temporelles, pour reprendre l’image dont vous vous serviez plus haut. 
Matthieu Gosztola : Vous ajoutez que ces « scènes incomprises » que le poème cherche à décrire se traduiront toujours « en langue indéchiffrable, et pourtant transmissible ». Cette précision me paraît essentielle. La langue est indéchiffrable parce qu’elle est privée, mais elle est malgré cela (et peut-être pour cette raison même) transmissible. Vous vous situez, ce me semble, à l’opposé de la mouvance symboliste et post-symboliste, qui agit encore souterrainement dans la poésie contemporaine et qui consiste à écrire « contre la clarté et la facilité des surfaces » pour atteindre « les incertitudes fécondes de l’obscurité », comme le résume Enzo Caramaschi. Cette recherche d’une obscurité calculée dans l’écriture s’inscrit pleinement dans la mouvance du « rêve mallarméen du livre ». Mais alors qu’il s’agit pour Mallarmé de partir du lisible pour parvenir à un illisible censé protéger le secret d’un sens dont le texte serait dépositaire, il s’agit chez vous de partir de l’illisible pour parvenir au lisible. Le terme d’illisible s’appliquant moins au sens qu’à une scène entraperçue et qui parvient, dans une lisibilité aveuglante, à faire surgir sa propre nuit...  
Yves di Manno : Vous savez la suspicion que m’a toujours inspirée Mallarmé… Même si je suis tout disposé à reconnaître le sérieux de sa démarche – voire l’extrémisme de sa pensée – il est indéniable que son œuvre, pour les raisons que vous évoquez, se caractérise d’abord par une volonté d’enfermement dans les arcanes du langage, loin du réel au sens le plus fort du terme que l’écriture convoque parfois. A ciseler ses abolis bibelots d’inanité sonore, seule réponse apparente au néant qu’il avait entrevu, le spectateur pourtant lucide de la grande crise de vers de son temps aura davantage fermé de portes qu’il n’en aura ouvert : ce dont témoigne de sa part le choix d’une métrique ancienne qu’il n’aura jamais répudiée, même s’il la pousse dans d’étranges retranchements où la langue se voit presque asphyxiée, malgré sa virtuosité baroque. Le Coup de dés reste dans son œuvre une exception tardive, l’esquisse d’une voie certes inédite mais dans laquelle il ne se sera finalement guère hasardé. 
Tout autre est l’approche rimbaldienne, comme vous le savez, même si elle part d’un constat identique, c’est-à-dire de la faillite avérée de la prosodie passée. Davantage préoccupé par l’élargissement de nos perceptions et par la métamorphose du réel que par l’instauration d’une nouvelle rhétorique, Rimbaud ouvre brusquement les fenêtres et laisse s’engouffrer l’air dans les pièces, avant de tourner les talons… Il est instructif sous cet angle de comparer la différence d’opacité de leurs œuvres respectives et de l’usage quasiment opposé qu’ils font d’un même outil (le vocabulaire, la syntaxe) dans leur entreprise de déchiffrement du monde. Alors que Mallarmé s’enferme dans le rêve d’un Livre qu’il ne parviendra d’ailleurs pas à écrire, inventant pour ce faire une langue certes fascinante, mais parfaitement autarcique – Rimbaud se défait du carcan prosodique et parcourt une étendue encore vierge : la prose limpide et énigmatique à la fois des Illuminations, qui lui permet d’évoquer au détour de certains paragraphes des pans entiers d’un décor le plus souvent dissimulé derrière l’écran de la « réalité », telle que nous sommes d’ordinaire condamnés à la percevoir. Dans cette traversée d’une dimension « cachée » du monde, l’écriture s’avère d’autant plus efficace qu’elle demeure lisible en surface – ce qui n’est évidemment pas synonyme de platitude ou de banalité. L’illisible est ailleurs : dans les profondeurs d’un paysage – intérieur et extérieur – qu’il faut justement creuser, explorer, et dont le poème ne ramène jamais qu’un fragment, une image partielle mais qui s’imposera d’autant mieux que sa netteté sera préservée. 
J’ai travaillé comme bien d’autres avant moi à mieux comprendre ces passages dans le langage d’une version plus complexe, moins humaine du monde : où jour et nuit, ombre et lumière cessent brusquement de s’opposer et s’unissent pour une autre évidence – comme les corps le font intuitivement, foudroyés un bref instant par le désir et la beauté qui les traversent. Ce qui est « illisible », indéchiffrable, reste le plus souvent caché. Le travail du poème est justement de décrire ce qui surgit parfois, au détour d’une phrase, et de lui donner forme : partir du plus obscur et aller vers la clarté, sans rien céder de cette tension ni de son irradiation secrète. 
  
[à suivre] 


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