Chronique d’humeur, par Jean-Pierre Vidal…

Publié le 20 mars 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

 On évoque souvent l’émergence d’une nouvelle démocratie qui verrait ses balbutiements dans les réseaux sociaux et serait sans doute un des traits caractéristiques de la cyberculture.  L’hypothèse me semble optimiste.  Car s’il est incontestable qu’avec Internet est née une nouvelle communication, virale, décontractée et même débraillée, il est loin d’être sûr qu’elle soit aussi démocratique qu’on veut bien le dire.  Parce qu’il lui manque cette forme de respect et même de solennité qu’est la juste distance respectée verbalement, comme elle doit l’être physiquement, dans toute société qui se respecte.  Car il y a une façon verbale de marquer ses distances comme il existe une étiquette implicite de la bonne distance physique à maintenir entre des individus, quand ils se parlent ou interagissent de quelque façon.

Dans les années soixante, l’anthropologue américain Edward T. Hall avait jeté les fondements d’une discipline qu’il a baptisée proxemics (proxémie ou proxémique, en français, selon les traductions).  Il montrait de façon très convaincante que les diverses cultures ne donnaient pas la même envergure à la sphère physique privée qu’il fallait respecter pour interagir convenablement avec quelqu’un.  Dans une queue par exemple, les Latins se serrent plus volontiers les uns contre les autres que les Anglo-saxons et il n’est généralement pas très bien vu dans la plupart des cultures, même la latine, de s’adresser à quelqu’un en lui parlant de trop près, dans le nez, en quelque sorte.  Les distances déterminent le degré d’agressivité, de neutralité ou de bienveillance que l’on attribue spontanément à l’interaction.

En rendant virtuelle, c’est-à-dire insaisissable, la distance physique qu’il est si important pour le bien-vivre d’une société de savoir maintenir entre deux individus ou deux entités, la communication cybernétique a détruit cette étiquette sociale, cette déférence réciproque entre individus sans laquelle il n’est pas de démocratie.  Pour le pire — que nous voyons tous les jours — et le meilleur, si nous parvenons à maîtriser collectivement cette distance qui n’en semble plus une.

Quand tout le monde parle en même temps à travers son chapeau

Dans les réseaux sociaux, le ton est résolument intimiste.  Mais c’est un intimisme virtuel.  Et pour cette raison même, l’intimité qui s’y dévoile ou s’y recherche est de l’ordre de ce que le psychiatre français Serge Tisseron appelle « extimité » pour désigner cette forme particulière et paradoxale d’intimité qui n’existe que d’être proclamée à la terre entière.

Virtuelle, abstraite donc, la distance entre individus a tendance à s’effacer complètement dans la cybersphère, ce qui rend la communication en quelque sorte ineffective et elle-même virtuelle.  Comme si rien de ce qui se déverse là ne portait à conséquence.  D’où l’étonnement et même parfois le scandale qu’éprouvent les ados accusés de cyberintimidation.  Ils ne perçoivent pas, au moment où ils s’y livrent, la gravité de ce qu’ils sont en train de faire.  Cela reste un jeu, une action au conditionnel, du genre : « on dirait qu’on serait des Indiens. » Dans une culture où le présent de l’indicatif fait foi de tout, tous les autres temps et modes verbaux à travers lesquels l’humanité exprimait jusqu’alors les infinies nuances de son rapport au temps et, du même coup, à l’espace, ont disparu dans les poubelles de l’histoire.

Ce n’est pas pour rien que Heidegger nommait « Da-sein » (« être-là » : mais on remarquera qu’en allemand le « da » — « là » — précède l’être) la caractéristique la plus fondamentale de l’individu et de la collectivité : « être », c’est toujours « être-là ».

Où sommes-nous désormais ? Et, du même coup, qui est-ce qui est là ? Est-ce un avatar ? Est-ce moi tout entier ? Est-ce l’un de mes masques, instantané et éphémère comme une envie soudaine ? La communication cybernétique drape une burka virtuelle autour de nos identités et nous n’avons pas encore trouvé collectivement l’accommodement raisonnable qui nous permettrait de vivre dignement ce nouvel état de nos relations interpersonnelles et collectives.

La nécessaire solennité

C’est à dessein que j’ai employé ici l’adverbe suranné qui insiste sur le lien essentiel de tout rapport humain : la dignité, une dignité réciproquement reconnue, comme une juste distance, entre deux « être-là ».  Et ce lien est encore plus fermement établi si on lui ajoute une autre caractéristique tout aussi surannée : la solennité.

La politesse est, elle aussi, un rituel de solennité.  La société commence non seulement là où je prends conscience de l’autre dans son irréductibilité, mais là où je le respecte et surtout là où je lui exprime ce respect de façon spectaculaire, voire ostentatoire.  L’approche de l’autre devrait toujours se faire de cette façon rituelle qui célèbre, au fond, le mystère quasi religieux de l’altérité.

On le sait, le mot « religion » vient d’un mot latin qui veut dire « relier » et c’est sans doute tout autant entre les fidèles qu’entre eux et leur dieu que ce lien se tend, le catholicisme est très clair là-dessus.  Mais les messes actuelles sont une désolation de familiarité dont toute solennité, toute dignité, toutes ces choses surannées qui disaient la sainteté de l’autre, sont exclues.

La démocratie que nous voulons à toute force voir naître dans les réseaux sociaux se caractérise pour le moment par le ton souvent extrêmement injurieux et vulgaire des discussions politiques qui s’y mènent : l’argumentation cède trop souvent le pas à l’invective, voire à l’injure et l’approbation s’y réduit le plus souvent au nombre de pouces levés que vous pouvez comptabiliser sur Facebook.  Cela ne fait pas des démocraties bien fortes.

Une autre conséquence, plus individuelle, de la perte de toute déférence à l’endroit d’autrui qu’induisent nos nouveaux modes de communication me donne, quant à moi, une coloration « bleu marin », d’autant plus violacée qu’elle ne concerne plus le retraité que je suis : quand vous envoyez votre candidature par courriel, comme on vous incite de plus en plus à le faire, non seulement il est de plus en plus rare qu’on daigne vous envoyer un accusé de réception, mais, pire encore, il est de plus en plus courant qu’on ne prenne même pas la peine de vous aviser que vous n’avez pas été choisi.  Comme si vous n’existiez plus dès que vous n’avez pas réussi à franchir le barrage de sélection de l’organisme.  Suis-je un dinosaure de trouver cela préoccupant ?

Et si, au lieu d’être, au moins métaphoriquement, un monstre préhistorique, j’étais plutôt, au propre comme au figuré, encore humain dans un monde où la machine nous impose de plus en plus des fonctionnements machiniques et pour tout dire inhumains parce que asociaux ?

À moins que je ne sois plus qu’un vieux con solennel drapé dans une dignité surannée…

Notice biographique

PH.D en littérature (Laval), sémioticien par vocation, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis l’ouverture de l’institution, en 1969. Fondateur de la revue Protée, il a aussi été chercheur et professeur accrédité au doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Il a d’ailleurs été professeur invité à l’UQAM (1992 et 1999) et à l’UQAR (1997).
Outre de nombreux articles dans des revues universitaires et culturelles, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, un essai dans la collection « Spirale » des Éditions Trait d’union, Le labyrinthe aboli ; de quelques Minotaures contemporains (2004) et deux recueils de nouvelles, Histoires cruelles et lamentables (Éditions Logiques 1991) et, cette année, Petites morts et autres contrariétés, aux éditions de la Grenouillère.  De plus, il vient de publier Apophtegmes et rancœurs, un recueil d’aphorismes, aux Éditions Le Chat Qui Louche.
Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). Il a préfacé plusieurs livres d’artiste, publie régulièrement des nouvelles et a, par ailleurs, commis un millier d’aphorismes encore inédits.
Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec, Société et Culture.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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