Tout d’abord, et par souci de repère mnémonique, je désirais évoquer l’interrogation qu’a suscitée une mention intrigante au générique de fin, au moment des remerciements particuliers : Natalie Portman y était nommée, un nom que je ne pouvais manquer. Or, elle n’apparaît pas dans le film, ni même sous l’un des maquillages bluffants capables de totalement travestir un comédien. Après quelques recherches, il est apparu que les Wachowski remerciaient la comédienne qui, lors du tournage de V pour Vendetta (qu’ils produisaient), leur aurait remis un exemplaire de Cartographie des nuages, le best-seller de David Mitchell qui a engendré ce projet pharaonique.
Cloud Atlas est incontestablement de ces œuvres filmiques qui, malgré leurs imperfections, leur ambition extrême, leur abord complexe et leur interprétation équivoque, continue à vivre et à mûrir bien longtemps après l’extinction des feux dans la salle de cinéma. Qu’on ait aimé ou pas, qu’on ait été transporté ou intrigué, séduit ou décontenancé, illuminé ou désarçonné, qu’on ait vibré ou qu’on se soit désintéressé du sort des personnages réincarnés à plusieurs reprises, on ne ressort pas indemne de la projection de ce film. Tel une symphonie (en 6 mouvements et à 6 mains, ici), ses points d’orgue, ses silences, ses enchaînements résonneront durablement dans votre mémoire.
D’abord par sa volonté de déborder du cadre des genres qu’il aborde : étiqueté « SF » par la plupart des sites de cinéma, il est bien davantage que cela et s’engage sans honte sur la voie de la comédie picaresque, de la quête initiatique, de l’enquête policière, de la romance inachevée ou de l’aventure exotique. Les 6 actes, les 6 récits qui s’entremêlent sous nos yeux par la magie d’un montage ahurissant – au point que ce qui aurait pu n’être qu’un salmigondis mal dégrossi et inintelligible devient au final aussi clair que de l’eau de roche – se permettent le luxe de se narrer sur un mode différent, sans toutefois jamais renier le style propre de leur metteur en scène. Mis bout à bout, les six segments n’auraient finalement donné du récit global que l’image d’un film à sketches, forcément frustrante : les pérégrinations de nos héros, qu’elles soient placées dans les îles négrières du Pacifique au XIXe siècle ou au cœur d’une Néo-Séoul futuriste, voire les terres dévastées après la Chute, 6 siècles plus tard, n’ont rien d’extraordinaire et ne servent manifestement qu’à mettre en avant certaines valeurs dont l’impact sur le monde dépasserait les frontières du continuum : le sens de la vie, celui du sacrifice concomitant, mais aussi l’amour sous quelque forme qu’il soit, engendrant celui de la Liberté luttent infatigablement contre l’inéluctabilité de la Chute et de la Mort.
Cloud Atlas n’est rien d’autre après tout que le récit futile d’entreprises futiles qui se font écho, s’interpénètrent à travers les âges et permettent à une existence, quelque brève qu’elle puisse être, de briller si fort et si passionnément que son éclat se répercute au long des éons, traversant les barrières métaphysiques, se dissociant et s’amplifiant jusqu’à influer le cours d’une autre, et d’une autre encore, à des ères de distance. Dans Cloud Atlas, les personnages vivent parfois misérablement, mais ils confèrent à cette vie si insignifiante un sens particulier, une force singulière car ils luttent, souffrent, aiment et s’interrogent, souvent en vain, mais avec l’illusion sublime de repousser l’inévitable – et de leur échec programmé naît la promesse d’un succès futur.
A bien y réfléchir, Cloud Atlas use sans modestie des correspondances poétiques qui parsèment les œuvres des grands romantiques, se mariant avec une rare perfection à la grammaire cinématographique pour fixer sur la pellicule les échos de ces existences ; le travail titanesque effectué sur le montage parallèle interpelle, d’autant qu’on peut être déçu par la tournure que peuvent prendre les événements, ou par le refus d’explication rationnelle sur la manière dont s’imbriquent les histoires. Celles-ci d’ailleurs, à bien y regarder, n’en forment qu’une dans laquelle un être malheureux, mais mû par une force qui le transcende (l’Amour, un sens aigu de la Justice ou de la Liberté) cherche à tout prix à repousser la Fatalité et les vecteurs obscurs dont elle use pour parvenir à ses fins. L’Humanité est condamnée, car elle se condamne elle-même en faisant les mauvais choix, encore et encore. Pourquoi faut-il que nous répétions chaque fois nos erreurs ? s’interroge, désenchanté, l’un des protagonistes. Parce que les Hommes n’apprennent que dans la douleur, dans l’urgence – quand bien même doivent-ils y sacrifier le monde qui les a vu naître.
Si on devait adapter Hypérion de Dan Simmons, j’aimerais que cela ait autant de gueule que Cloud Atlas. Et autant de classe.
Avouons-le tout de même, on n’est pas loin de la fumisterie magnifique ; mais l’ampleur des visions projetées, la virtuosité de la mise en scène, l’implication des comédiens hissent le film vers des sommets rarement atteints. On pourra évidemment gloser sur l’inégalité qualitative des segments, sur une fin un peu trop sage, sur des maquillages parfois franchement ratés (Hugo Weaving en nurse, c’est déjà limite, mais Doona Bae en Mexicaine, ça ne le fait franchement pas). On pourra se demander quel était l’intérêt du segment de Timothy Cavendish, l’éditeur roublard, à part celui d’être vraiment drôle (Broadbent est impayable) ; ou de l’histoire, quoique touchante, de Frobisher et de sa symphonie inachevée… Pour ma part, c’est peut-être celle que j’ai préférée, sans doute de par l’incroyable performance de Ben Whishaw mais aussi par la délicatesse infinie des relations entre le compositeur âgé et reclus, le jeune opportuniste et son amant anglais. J’ai trouvé Halle Berry très juste dans la partie se déroulant dans les années 70, hallucinante dans sa reconstitution, et qui nous montre en outre un incroyable Hugh Grant en magnat de l’industrie nucléaire.
En fait, tout comme pour Hypérion que j’ai déjà cité, on en viendra sans doute à reconsidérer le film à chaque visionnage, à changer son point de vue, à adapter ses émotions et à trouver chaque fois des interprétations. Avec le recul, on s’étonnera de parvenir à analyser certains éléments qui nous semblaient disparates, à y trouver un sens plus ou moins caché. Une fois évacuée l’idée de liaison directe entre les histoires (non, les héros du segment suivant ne sont pas les descendants du segment précédent), on en vient à reconsidérer les liens karmiques qui les unissent : trajectoire parallèle, destin similaire et ces épreuves qui se renouvellent. Le lecteur de comics, ou de SF, y verra sans doute davantage des fenêtres ouvertes sur des mondes parallèles (si toutes les histoires sont bien parvenues à leur terme, alors certaines autres ne peuvent pas avoir eu lieu) et s’ébaubira sur la manière dont les échos se construisent (ou comment une androïde programmée pour servir devient la prêtresse d’une révolution en germe et la déesse bienveillante pour les générations à venir). On y verra aussi la rédemption sur la voie du Nirvana au travers d’incarnations successives (regardez bien l’évolution des différents avatars de Tom Hanks, depuis l’abject Dr Goose jusqu’à Zachry). On y verra tant et plus.
Aux frontières du film-total. Inratable.
Ma note (sur 5) :
4,5
Note moyenne au Palmarès (sur 16 voix) :
4,14
Titre original
Cloud Atlas
Mise en scène
Lana & Andy Wachowski & Tom Tykwer
Genre
Grand oeuvre alchimique
Production
Warner Bros. & Cloud Atlas
Distribué en France par
Warner Bros.
Date de sortie France
13 mars 2013
Scénario
Lana & Andy Wachowski & Tom Tykwer d’après l’œuvre de David Mitchell
Distribution
Tom Hanks, Halle Berry, Jim Broadbent, Hugo Weaving & Hugh Grant
Durée
165 min
Musique
Johnny Klimek, Reinhold Heil & Tom Tykwer
Photographie
John Toll & Frank Griebe
Support
35 mm
Image
2.35:1 ; 16/9
Son
VF DD 5.1
Synopsis : À travers une histoire qui se déroule sur cinq siècles dans plusieurs espaces temps, des êtres se croisent et se retrouvent d’une vie à l’autre, naissant et renaissant successivement… Tandis que leurs décisions ont des conséquences sur leur parcours, dans le passé, le présent et l’avenir lointain, un tueur devient un héros et un seul acte de générosité suffit à entraîner des répercussions pendant plusieurs siècles et à provoquer une révolution. Tout, absolument tout, est lié.