1ère de couverture « l’homme à l’affût » Editions Gallimard
Le JAZZ. Son funeste et érotique s’aidant de tours et détours pour convoquer notre bonne étoile comme notre part d’ombre. Ce sont bien les chemins de cette mélancolie moite qu’emprunte Julio Cortázar avec « l’homme à l’affût ».
« Cet homme à l’affût » traqué par les voix dans sa pauvre tête, n’est autre que Charlie Parker rebaptisé le temps de quelques pages Johnny Carter. Se glissant dans la peau distanciée d’un narrateur biographe, un certain Bruno V, Cortázar nous mène sur les routes du jazz de l’après-guerre quand Saint-Germain-des-Près fleurait encore la bohème. Complexe pour ce biographe, déterminé à ne pas perdre la raison, de suivre les traces de Johnny Carter et de sa bande d’allumés plus géniaux les uns que les autres. Comment évoquer le son du grand saxophoniste alors qu’il n’entend pas la même voix que lui ? C’est toute la question qui le taraude alors que défile sous nos pupilles dilatées une fiévreuse partition littéraire. Une urgence interdite de pause, syncopée par les errances du musicien dont on pressent à chaque page la course folle vers le mur.
Prostré, inculte, hilare, obscène, poursuivi d’hallucinations morbides, Johnny Carter est de l’étoffe de ceux qui ont la mort aux trousses, de ceux qui le temps de quelques solos transgressent le son. Ou quand une petite musique dans la tête est en mesure d’offrir une grande musique au Monde. Une quête sans point de chute que le narrateur s’échine à retranscrire tout en gravissant les marches le menant vers le taudis où s’abîme Johnny Carter. Mais les étoiles ivres d’absinthe ne demandent-elles pas quelques traversées ? Elles furent nombreuses les traversées avant que ne s’écroule l’homme oiseau, à bout de souffle. A bout d’une poudre d’ange qui accéléra sa descente aux enfers. Des enfers lancinants hantés d’urnes funéraires et de saxos brisés.
Tombé de sa chaise, arrêt cardiaque face à la télévision. Ainsi s’acheva la courte existence de Johnny Carter-Charlie Parker, le musicien qui osa dire au monde «ce solo-là, je l’ai déjà joué demain».
Emotion tout en retenue, phrasé musical, compression du sens pour aller à l’essentiel sans omettre les détails. Il suffit de 94 pages au virtuose argentin Julio Cortázar pour conter le Jazz et plus largement poser cette question brûlant encore les lèvres de bon nombre d’entre nous « Qu’est-ce que le génie ? ». Une chanson populaire évoqua le supplément d’âme. Et si la réponse était celle-ci : simplement ouvrir grand nos oreilles et écouter Charlie Parker. Enfin.
Astrid MANFREDI, le 19/03/2013