C’est dans la poussière, les gravas, les tentures légères en tissus ou en plastique, que nous nous situons. Dans une modeste habitation de Kaboul, vivent une femme, ses deux petites filles et son mari plongé dans un profond coma, dû au choc d’une balle qui s’est logée dans sa nuque. La jeune femme le veille, compose sa vie avec, elle craint qu’il l’abandonne.
Elle en fait sa « pierre de patience » à qui elle confie tout comme l’énonce la légende.
Un film à la forme particulière
Kaboul. Ses murs démolis, ses villes nichées dans les montagnes et dans leurs cavités, et une menace qui flotte dans l’air. Ici Atiq Rahimi montre la ville et sa réalité encore autrement que comme nous avons pu la voir dans d’autres films. Le périmètre est réduit, on ne voit que l’intérieur de boutiques ou d’immeubles, l’angle d’une rue, la cour, le sous-sol et la maison de l’héroïne, et la cour de chez ses voisins. Pourtant dans cet espace circonscrit, on prend la mesure d’un quotidien menacé à chaque instant par les rondes des miliciens, par la guerre qui fait rage. Elle s’exprime et gronde dans ses vacarmes d’explosions (qui font sursauter la salle), ou dans ses scènes poignantes et choquantes qui sont filmées dans détour : un massacre humain, des jeux d’enfants sur leur père agonisant, ou un viol.
C’est dans ce huis-clôt particulier que le film s’installe, en exaltant la solitude et l’enfermement dans lesquels est prisonnière l’héroïne. Elle, enferrée dans sa burka, qu’elle relève de manière singulière sur sa tête, pour y voir plus clair, se heurte à une solitude qui donne le vertige. Ses filles qu’elle met à l’abri, ne sont pas réellement sa raison de vivre, et ne sont pas d’un grand soutien.
Ainsi, c’est par le discours qu’elle va appréhender son isolement, et par un monologue qu’elle va tout confier à son mari, aux spectateurs et qu’elle formulera les choses pour elle-même. Mais l’adaptation de cette forme de discours à l’écran n’est pas aisée. Autant d’adresse au lecteur peut paraitre évidente, autant il faut bien la mener dans un film. Pour cela Atiq Rahimi fait le choix d’une actrice, Golshifteh Farahani, qui illumine le film. C’est sur elle et sa prestation que repose la tâche compliquée de donner vie au discours. Elle devient une figure emblématique, dont la beauté perce à travers les vêtements et les voiles. Elle révèle à l’écran une palette d’expressions et de sentiments et suscite l’empathie.
Un long cheminement vers la libération
La différence d’âge entre l’héroïne et son mari est flagrante et indique certainement un mariage plus ou moins arrangé. Elle réussit à maintenir son mari présentable et propre, lui dispense des soins continuels. Pourtant leur maison est tout le temps visitée, bombardée, pillée.
Leur relation redéfinie, elle la préfère ainsi, plutôt qu’à l’indifférence et l’animalité dont il fait part habituellement. Avec cet homme qu’elle ne connait pas vraiment, et avec qui elle vit depuis dix ans, elle va construire une relation particulière en imposant entre eux la parole. Elle autorise ainsi les mots et les réactions : les pleurs, la peur, le mépris, ou l’attachement. Elle revient sur les circonstances de son coma, déclenché par un mot de trop prononcé par un autre. A mesure de son monologue elle découvre le pouvoir de la langue, qui la libère et lui fait peur. Elle accuse d’ailleurs son mari à la pousser à parler. Elle prend peur.
Jusqu’à ce que sa tante, qui apparait comme sa bonne marraine, lui raconte la légende de la pierre de patience, à laquelle on peut tout confier et qui finit par éclater en libérant son possesseur de toutes ses douleurs.
L’héroïne décide de faire de son compagnon sa pierre de patience, son confident. Elle s’auto-persuade qu’il changera s’il revient à la vie, parce qu’ils construisent un autre rapport, loin de celui tissé d’indifférence et d’absence qu’ils ont entretenu.
Son entreprise de confidence est bien amenée et elle est minutieuse. En formulant les choses, en y mettant des mots, elle parvient à les tenir à distance, et parfois même à en rire. Elle lui explique sa relation à son père, la raison de sa cicatrice près du sourcil, secret qu’elle n’avait auparavant, jamais révélé. Elle revient sur leur couple, les circonstances de leur union, des fiançailles à leur mariage, de son absence chronique, de sa présence matérialisée par des objets (sa photo, son poignard qui sont toujours présents dans la pièce d’ailleurs), et de la naissance de leurs filles qui couve un secret plus profond. Elle brosse en filigrane le rapport qu’elle peut avoir aux hommes et au corps.
En se confiant, elle se donne aussi l’impression d’une meilleure connaissance mutuelle, de s’être offerte plus pleinement à lui qu’à quiconque. C’est par la parole et par le corps que se dessine son chemin vers la liberté, dans cette dernière partie sensuelle.
Questionner la morale
Le film introduit tout de même quelques interrogations vis-à-vis de la morale, et des principes de la religion. Le dévouement que manifeste l’héroïne est le signe d’un devoir profond en même temps qu’une raison qu’elle se donne de vivre. Il sera constant durant tout le film. Elle ne peut abandonner son mari.
Mais il dénote en même temps d’une certaine supériorité des femmes, qui semblent savoir et deviner les choses mieux que les hommes. Ce pouvoir féminin, nous le ressentons dans le discours de la tante qui relate les circonstances de son mariage passé, ou dans les révélations faites par l’héroïne à la fin du film.
La question de la chair et du plaisir sont enfin aussi très fortement présentes. On parle de prostitution et du dégoût que cela inspire aux hommes, de la prostitution également comme activité assumée, et de cette pratique faite pour l’argent et le plaisir. Aux viols et à la violence, on oppose l’amour et le rapport sexuel guidé, compris et souhaité. Le corps est révélé, alors qu’il est continuellement recouvert et caché, mais il est difficile de l’assumer notamment face à Dieu et à la religion.
Ce dilemme est celui qui étreint l’héroïne qui cherche à laver par des prières ses actes ou ses pensées; et qui nous questionne aussi. Mais c’est par le corps tout de même et par ses mots qu’elle s’affirme et se débarrasse de ses peines.
Un très beau film.
A voir :
Syngué Sabour – Pierre de Patience, un film français, allemand, afghan d’Atiq Rahimi (1h42)