Bruno Dumont s’attaque à Camille Claudel après Bruno Nuytten dont le film avait été un grand succès. Avec Isabelle Adjani et Gérard Depardieu en têtes d’affiche, ces multiples récompenses et nominations, le métrage avait fait date. De quelle manière le cinéaste originaire du Nord allait-il s’en sortir ?
Bruno Dumont est un réalisateur identifiable , fort et sans concession. Sa filmographie toute entière en atteste et l’institution cinématographique le reconnaît comme en témoigne les prix reçus et autres sélections en festivals. Camille Claudel 1915 était donc attendu par tout un pan de cinéphiles en mal d’expériences cinématographiques radicales comme Bruno Dumont en est capable et qui sont rares dans le cinéma français. Cette propension à livrer un métrage consciencieux se libère dès les premiers instants. Il n’y aura pas de surprise, le film va parler de Camille Claudel. Le titre en atteste et le carton de début vient le prouver par cette volonté de donner des indications générales. Cependant, en lieu et place d’une hagiographie classique et peut-être plus populaire mais qu’il aurait été trop facile de faire, le cinéaste préfère se concentrer sur une partie bien précise de la vie de la célèbre artiste. Le titre où la date de « 1915 » est apposée après le patronyme était déjà une indication. Ce titrage est donc d’une grande importance car il permet de faire le grand écart entre un sujet global et un angle d’attaque précis. Le parcours de cette femme est expédiée en quelques lignes (sa date et son lieu de naissance, sa liaison avec Auguste Rodin, le début de son internement) et jamais nous ne reviendrons dessus. Le mérite premier est de ne pas ennuyer un spectateur qui connait un tant soit peu le parcours de l’artiste. Surtout, il permet de livrer un véritable de point de vue. Dès le départ, donc, Bruno Dumont s’échappe des travers des biographies filmées fades, sans intérêts et sans identités. La pratique globalisante de l’exercice biographique est bel et bien l’une des tares de la démarche. A vouloir trop en faire, à vouloir plonger dans les moindres recoins d’une existence, à vouloir parler à la fois de la vie et de la mort d’une personnalité, les réalisateurs oublient bien souvent que le cinéma ne vise jamais à l’exhaustivité mais qu’il est un point de vue précis sur un sujet. Le spectateur doit se retrouver devant un véritable enjeu cinématographique qui a été pensé par son auteur et / ou réalisateur et non devant un travail amorphe et dénué de toute couleur. Bruno Dumont le sait et en bon connaisseur, il va mettre toute sa personnalité dans ce projet qui va révéler peu à peu toute sa complexité et sa raison d’exister.
C’est la première fois que le réalisateur s’attache les services d’une grande star. Juliette Binoche est parfaite dans son rôle. Elle livre non seulement une prestation à la fois tendre et pudique d’où ne sont pas exclus quelques éclairs de violence bien maitrisés mais surtout, le spectateur peut, pour une fois, entrer de plein pied dans son personnage. L’actrice est connue pour un jeu voyant, plus proche du théâtre que du cinéma d’ailleurs. Cela ne l’a pas empêché de recevoir louanges et récompenses mais ses techniques d’interprétation peuvent irriter quelques uns. Ici, rien de tout cela, la comédienne est tout simplement magnifique et prouve qu’elle est capable d’une composition à la veine plus naturaliste que didactique. Jamais elle n’aura été autant mise à nu, autant au sens propre qu’au sens figuré. L’actrice ne recule devant rien autant dans physiquement que moralement comme en atteste cette séquence du bain introductive qui arrive à conjuguer les deux dynamiques. Elle est un exemple parfait et peut être vu comme le manifeste de la démarche de Bruno Dumont. Par la suite, Juliette Binoche va passer par toutes les émotions et tous les comportements. Elle pleure, bave, éructe, aide, fait sa folle ou redevient sérieuse et livre son corps tout entier au personnage. La caméra aime une telle démarche. En effet, elle scrute magnifiquement bien le corps de Binoche et nous fait ressentir au plus près les données plurielles du protagoniste. La performance est donc remarquable et, paradoxalement, se refuse au cabotinage. Le piège était, pourtant, à difficile à éviter, même pour les plus grands. Elle est bien aidée, pour cela, par ses compagnons de scène. Comme à son habitude, Bruno Dumont s’est adjoint la complicité d’acteurs non professionnels qui sont, ici, directement issus de ce centre de rééducation mentale. On pourrait émettre des réserves sur la qualité de leur interprétation, notamment des sœurs, mais l’essentiel n’est pas là. En effet, ceux-ci sont filmés exactement de la même manière que l’actrice célèbre, au cœur d’un système de représentation qui privilégie constamment l’enfermement. Les cadres sont d’une superbe composition stricte et ne permettent jamais au hors champ de décoller. Même les séquences extérieures comme la promenade n’aèrent en rien les parcours humains qui se trament. Le cinéaste n’aime pas la stratification, c’est certain. Cette approche a pour conséquence de mettre le personnage de Juliette Binoche à un niveau identique aux autres. L’artiste n’est plus, il reste seulement la femme. Mieux encore, avec ces images resserrées sur les mains et les objets, le cinéaste convoque une vocation artistique universelle, une relation purement physique entre l’Homme et son support. Bruno Dumont fait de son Camille Claudel 1915 une profession de foi sur la discipline artistique. Les faits qu’une séquence de théâtre, tendre et réceptive à quelques sourires, ou des moments musicaux, même si « bizarres », par le chant ou la percussion apparaissent ne sont pas anodins. Néanmoins, si l’aspect concernant la philosophie artistique s’échappe, cette dynamique de traitement peut heurter. Les gros plans sur les visages et le système de flous qui enrobent l’intégralité des protagonistes ne sont pas vecteurs d’une pudeur extrême. Le spectateur peut trouver que la démarche manque de recul et qu’elle en fait trop dans le misérabilisme mental. Elle fait surtout sens.
C’est vers son dernier quart que le métrage prend toute sa force. Auparavant, Bruno Dumont aura scruté dans tous les angles cette Camille Claudel en souffrance. Mais à force de ne pas évoluer dans son récit, l’héroïne restant toujours au même stade identitaire, un ennui poli peut surgir. La narration linéaire n’est pas la grande force du réalisateur, la chose est entendue, mais elle peut décontenancer le spectateur qui n’est pas habitué à une telle structure particulière. Il faut attendre donc la fin pour que le métrage s’envole et pour que le spectateur puisse saisir le sens d’un projet qui stipule que cette femme se fait littéralement bouffer par une institution physique (l’asile psychiatrique) et morale (la famille Claudel). Au cours d’un monologue d’une puissance rare et au dispositif cinématographique équivoque, fort et sans ambiguité, Juliette Binoche nous balance à la face toute la confusion de la condition d’artiste. Là aussi, on pourrait y voir un manque de pudeur. Néanmoins, sans cela, le cinéaste se serrait éloigné de son projet, aurait donner l’impression de se foutre un peu alors que l’on sent à chaque instant que Bruno Dumont est un réalisateur investi. Le dialogue n’aurait pas eu la même force, c’est indéniable. Dans le contre-champ, il y a son frère, Paul, qui ne comprend plus trop où sa sœur veut en venir et ce qu’elle est devenue. C’est pourtant tellement évident tant la souffrance est palpable mais les oeillères qu’il s’est construites sont trop prégnantes. Ces oeillères, d’ailleurs, basées sur sa relation à la religion catholiques, sont la matrice d’un questionnement double. Premièrement, c’est en terme de personnage qu’il existe. En effet, Paul n’arrive jamais à créer une quelconque empathie ou ne serait-ce qu’un mince intérêt. Ce n’est sans doute pas le but mais il apparaît franchement détestable et psycho-rigide. Il est presque une machine. La dimension humaine n’est plus trop à l’ordre du jour alors qu’elle se voulait constamment présente chez l’héroïne. Ensuite, c’est dans l’écriture globale du film que le bât blesse. Cette partie où il apparaît est, également, est bien trop bavarde pour réellement passionner alors que l’intégralité du film joue davantage la carte du physique. Même si le dispositif est clairement identifiable dans sa dualité, il n’arrive pas trop à s’intégrer à l’ensemble. L’arrivée de Paul à l’écran et son traitement sont, tout simplement, trop brutaux. On aurait préféré que le réalisateur reste tout entier chez la sculptrice pour délivrer un discours cohérent et aux partis-pris forts. C’est la faiblesse la plus prégnante du métrage. Néanmoins, il faut reconnaître que dans son ensemble, Camille Claudel 1915 n’est clairement pas un film comme les autres. L’ambition est certaine, l’identité marquée et cela est tellement rare dans le cinéma français qu’il serait dommage de se priver de cette haute visée artistique.
Camille Claudel 1915 n’est pas un objet filmique à mettre devant tous les yeux car il est austère et rigoureux. Peut-être l’est-il trop car les motifs d’aération sont aux abonnés absents. Cependant, il a le mérite de proposer une réelle démarche de cinéaste. Bruno Dumont est bel et bien un réalisateur français qui compte dans le paysage cinématographique hexagonal.