Ce qu'on voit, ce qu'on ne voit pas, et ce qu'on sent passer

Publié le 19 mars 2013 par Copeau @Contrepoints

Les détenteurs d'épargne bancaire à Chypre se verront spoliés d'une partie de leurs dépôts. Quoi qu'en disent les hommes politiques et les journalistes, ce n'est pas à exclure ailleurs ; la remise en cause permanente de la propriété privée ne trouvera sur son chemin que les citoyens, s'ils sont prêts à la défendre.

Par Baptiste Créteur.

Le président de Chypre Nicos Anastasiades a estimé dimanche avoir choisi l'option "la moins douloureuse".

Ce qui n'a pas vraiment fait l'actualité devrait pourtant inciter les citoyens des pays européens à la plus grande méfiance : les dirigeants européens s'arrogent de plus en plus manifestement le droit de puiser dans leur patrimoine. Il se trouve même des journalistes capables d'affirmer que c'est une bonne chose pour les chypriotes, dont Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles de Libération.

Chypre a été victime de la restructuration de la dette publique grecque car ses banques y étaient très exposées, ce qui a coûté à ses banques 4 milliards d’euros, et déstabilisé un secteur bancaire hypertrophié qui pèse 8 fois le PIB chypriote, contre 3 fois en France. Pour sauver ses banques, Chypre devait se procurer 17 milliards d’euros. Plusieurs possibilités : faire payer les autres citoyens européens / augmenter les impôts / baisser les dépenses publiques (diminution des salaires et des retraites en particulier) ou faire payer les dépôts bancaires. C’est cette solution qu’a choisi l’Eurogroupe, car elle paraissait moralement plus juste. Après tout, faire payer les déposants bancaires pour une crise bancaire, c’est mieux que de faire payer les retraités, ou les autres citoyens européens, via un plan d’aide qui ne serait pas remboursable.

Les banques chypriotes ont, de façon irresponsable, prêté de l'argent à un État grec qui s'est endetté de façon irresponsable. Le secteur bancaire chypriote "hypertrophié" détenait donc des créances que l’État grec ne paiera pas, mais l'objectif des dirigeants européens est tout de même de sauver les banques chypriotes – après avoir sauvé l’État grec.

Pour ce faire, plusieurs solutions ont été envisagées – sans que laisser les banques chypriotes faire faillite et laisser ainsi le secteur bancaire hypertrophié s'assainir en fasse partie - qui reviennent à faire payer l’État chypriote, faire payer les citoyens des autres pays européens et faire payer les citoyens de Chypre.

Et parmi ces pistes, la plus "moralement juste" serait de spolier les détenteurs de dépôts bancaires à Chypre d'une partie de leur épargne. Aux yeux de l'Eurogroupe, il est donc moralement juste de nier la propriété d'une part, de privatiser les profits et mutualiser les pertes d'autre part.

On peut craindre une panique bancaire ou bank run. À Chypre le bank run ne pourra pas avoir lieu avant mercredi, puisque les banques sont fermées jusque-là. Les déposants qui voudraient transférer leurs comptes à l’étranger pourront le faire à partir de mercredi, mais la taxe aura déjà été prélevée. Puisque cette partie-là des comptes est gelée depuis samedi matin.

Avec le génie d'un syndicat du crime, les dirigeants européens ont refermé le piège sur Chypre avant que les avoirs bancaires aient pu être transférés. Si les hommes politiques pouvaient faire preuve, en toutes circonstances, de la même efficacité, nul doute que les RER ne seraient pas pris pour des diligences ; mais pour l'heure, les visages pâles sont à Chypre et les indiens sont à Bruxelles.

Plusieurs économistes qui connaissent bien Chypre disent que les comptes non-résidents, qui auraient pu et dû fuir ces dernières semaines puisqu’on sentait bien arriver la résolution de la crise, ne l’ont pas fait, parce qu’une bonne partie de cet argent est de l’argent sale, qui ne pourrait trouver aucun autre pays d’accueil, même aux Iles Caïmans. Quand aux Chypriotes, résidents sur place, ils savent que cette taxe a été prélevée une fois pour toute, ils n’ont guère intérêt à partir. De toute façon, même si une partie de l’argent quittait Chypre ça ne serait pas une mauvaise chose, le secteur bancaire étant surdimensionné pour un si petit pays.

L'argent des non-résidents serait, pour une bonne partie, de l'argent sale - fait apparemment connu mais contre lequel peu semble avoir été fait, malgré une réglementation bancaire abondante en Europe - et pour le reste, tant pis. Quant aux Chypriotes, qu'ils s'estiment heureux d'avoir été volés une bonne fois pour toutes. Le secteur bancaire, lui, pourra rester surdimensionné, ce qui est apparemment un moindre mal.

Vous me répondrez que le droit européen prévoit une garantie de 100 000 euros maximum par déposant. Il faut savoir que cette garantie ne peut jouer que s’il y a un ou deux établissements font faillite. Dans le cas chypriote, par exemple, pour honorer la garantie des 100 000 euros il aurait fallu que l’État ait sous la main 30 milliards d’euros. Autrement dit : vous pouvez oublier votre garantie. En Europe, il n’y a aucun autre système bancaire qui soit aussi gangréné que ceux de l’Irlande, de l’Espagne et de Chypre.

Il est bon d'entendre que les "droits à" n'ont aucune valeur, mais on aurait préféré voir les États reconnaître que la promesse d'une sécurité économique est intenable. Que les Irlandais et les Espagnols se préparent : apparemment, leurs dépôts ne sont pas tout à fait garantis.

Le droit n'a donc plus de valeur en Europe – qu'il s'agisse d'un droit inaliénable comme la propriété ou d'un droit créance accordé par un État trop dépensier avant de se rendre compte que l'irresponsabilité de son voisin trop dépensier l'empêcherait d'honorer ses promesses.

Ce n’est pas parce qu’on nationalise une entreprise que du jour au lendemain plus personne ne veut créer d’entreprises. Les dépôts bancaires sont déjà soumis à des impôts qui varient dans le temps en fonction des majorités politiques. Mais encore une fois, ça ne veut pas dire que je trouve cette solution réjouissante, mais simplement il n’y en avait pas d’autres pour éponger les erreurs des banques chypriotes.

La propriété privée, qui permet aux producteurs de richesse de jouir des fruits de leur travail, ne serait sans doute pas reconnue comme un droit naturel et imprescriptible si elle était d'une importance si secondaire. Et il y avait, pour éponger les erreurs des banques chypriotes, une solution très simple : les laisser assumer les risques qu'elles ont pris, et/ou faire payer à l’État grec ses dettes.

Mais les hommes politiques n'ont pas tout à fait la notion du risque, pas plus qu'ils n'ont la notion de propriété privée. On découvre que le sort réservé aux Chypriotes est un argument commercial de la Belgian Debt Agency :

La situation financière du secteur privé belge est excellente et le patrimoine des ménages s’est remis de la crise grâce à un taux d’épargne élevé (16,6% en 2010). Théoriquement, les ménages belges pourraient rembourser la dette publique (un fait unique dans l’UE). Le patrimoine total net des ménages (incluant l’immobilier) est estimé à EUR 1800 milliards.

Ceux qui nous dirigent ont donc une fâcheuse, voire fasciste, tendance à considérer que l'État est un absolu en face duquel l'individu et les groupes sont le relatif. Que la richesse des citoyens doit être orientée selon leurs souhaits et exigences. Que toute somme que l’État ne prélèverait pas intégralement est un manque à gagner. Que nécessité fait loi, que la fin justifie les moyens, que la richesse des citoyens n'est pas avant tout le fruit de leur travail mais plutôt une immense cave aux trésors dans laquelle ils peuvent se servir pour financer leurs politiques, leur réélection, combler les trous générés par leurs politique et leur réélection, et sauver les sympathiques banquiers qui sont prêts à financer leurs dépenses.

Les choses sont de plus en plus claires ; les citoyens européens savent que la confiscation n'est pas exclue, ce à quoi des prélèvements de plus en plus massifs destinés à financer l'effort de guerre contre la réduction de la dépense publique les ont habitués. Ils savent que personne - et surtout pas l’État qui les en prive allégrement - ne défendra leurs droits naturels et inaliénables. Ils savent qu'ils sont seuls à se dresser face à l'oppression étatique pour faire valoir leurs droits. Il ne reste plus qu'à espérer que la faillite de l’État-providence leur permette, une fois pour toutes, que l’État, à travers qui tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde, n'est qu'une grande fiction.

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