Cette nuit ,j'ai perdu toute mes dents,elles sont tombées ,une à une,sans crier gare,sans dire un mot d'adieu,ni à ma bouche ni à mon âme.J'avais un goût amer,un manque flagrant,un trou béant;un coup de poing en pleine poire! Au réveille,je failli tomber dans les pommes,ma dentition gisait là sur mon drap de lit;elle rigolait ,se moquait de moi pendant que je bavais comme un bébé ahuri.Je voulu me rendormir,fuir ce cauchemar,mais mal m'en a pris;somnolent à moitié inconscient,entre rêve et réalité,mes cheveux tombèrent ainsi que que mes cils et sourcils.Mes oreilles se décollèrent,mon nez devint un tire bouchon,mes bras des tentacules.J'étais devenu méconnaissable,un phénomène de cirque,atrocement laid.Logé dans mon nombril,apparu un troisième oeil, j'avais une vision étrange,triangulaire,je voyais le monde en triptyque,mes trois yeux dissociés,ce qui embrouillait mon cerveau.je perdis connaissance,je fus inconscient pendant plusieurs mois;lors de mon retour à une certaine réalité,je vis à mon chevet une petite fille à tête de girafe,qui me regardait tendrement.J'étais entubé de partout,dans tous les trous,dans les veines,il devait bien y avoir une centaines tubes en plastique qui me reliait à divers baxters,à de nombreuses machines me maintenant en vie.Derrière une vitre teinté,je pouvais apercevoir une foule m'observant,gesticulant,je voyais leurs bouches ,leurs lèvres bougeant en tous sens,mais je ne pouvait pas distinguer ce qu'elles disaient.Leurs visages étaient flous,je ne percevais que des silhouettes mal dessinées.La petite fille me caressa ma tentacule gauche,je ressentais ses caresses,mais je ne pouvais pas encore bouger le moindre membre.Elle me susurra des mots doux,bleus,jaunes,orangés que je ne comprenais pas,mais je percevais leurs délicatesses.Mes sens commencèrent à se réveiller petit à petit,je perçus une odeur d'éther mélangée à un subtil parfum de violette,de terre mouillée,de savane dégageant des effluves mielleuses,boisées,ambrées;je pu légèrement me surélever et j'aperçus alors une grande baie vitrée donnant sur l'océan.Des mouettes se chamaillaient sous un soleil pourpre,l'eau avait des couleurs étonnantes;laiteuses,zébrées d'éclats jaunes,turquoises,verts émeraude,elle me faisait penser à une opale.Le ciel quant à lui était argenté,quelques troupeaux d'éléphants noirs planaient dans les airs,se tenant par la trompe.J'aperçus alors en avant plan,une plage de galets en lapis- lazuli,sur laquelle quelques phoques blancs se prélassaient sur des transats,des otaries jouaient au volley,deux crocodiles affairés,en costume de coupe italienne probablement,car très élégants,lunettes de soleil et chapeaux de paille jouaient aux échecs.Ma surprise fut de taille en voyant tout ce petit monde;je demanda à la gamine "tête de girafe" de me pincer,afin de savoir si j'étais effectivement réveillé! Elle me rassura,posa ses yeux doux sur moi qui me réchauffèrent ,je senti une vague de plénitude m'envahir,je repris des couleurs,que je dévora en un clin d'oeil,elle me resservit une pleine assiette,heureuse de mon appétit.Je bus toutes les larmes de son corps dans une grande coupe en cristal de roche,ce délicieux nectar me revigora.Elle était si attentionnée,si douce que je regretta qu'elle ne fut encore qu'une enfant;je lui en fis part,lui disant mon désarrois,mais elle m'appris que demain elle deviendrait adulte et que nous pourrions alors célébrer nos nouvelles amours dans l'océan qui nous attendait,car il était au courant de toutes les intrigues des amoureux.Le jour se coucha en même temps que moi,nous tombèrent dans un profond sommeil,bercés par le ressac des vagues.Le lendemain, je me réveilla en pleine mer sur un radeau de fortune,les tentacules dans l'eau,entourées de petits poissons ;la transformation de ma bien aimée avait été fulgurante,je la découvris,alanguie à mes côtés,superbe dans un nouveau corps de femme,avec de merveilleux seins bien proportionnés,que je me mis à téter tout de go,comme un nouveau-né.Nous nous aimâmes pendant des jours et nuits sans relâche,portés par les flots,au gré des courants nonchalants,indifférents à notre bonheur.Nous échouâmes sur une île en forme d'étoile de mer;déserte,mis à part des perroquets,en grand nombre qui nous accueillirent bruyamment,jacassant en allemand,en hébreu,en polonais,en français,en anglais.C'était une fameuse cacophonie! Ils nous amenèrent dans une clairière d'une forêt tropicale,là siégeait leur chef ,un superbe perroquet au plumage multicolore,trois fois plus grand que ses congénères,âgé de plus de trois cent ans.Il nous offrit un divin repas composé d'une multitudes de coquillages,de poissons grillés,de crustacés,de divers légumes et fruits exotiques.Il mit à notre disposition un hamac,confectionné avec des fibres végétales et des plumes afin que nous puissions faire une sieste,car nous avions abusé d'un vin confectionné à partir de noix de cajou ( un régal). Peu après notre réveille,il nous amena vers une hutte pyramidale,qu'il avait fait construire pour nous.Nous fûmes aux anges,émerveillés par la beauté,l'ingéniosité de cette architecture simple et élaborée à la fois.Faite de bois,de terre glaise,de feuilles de bananier pour le toit,le sol quand à lui était en corail polis.Il y avait aussi un haut vent ressemblant à une voile latine,ombrant une terrasse de marbre blanc.Ma femme à tête de girafe et moi-même formions un drôle de couple,moi avec mon nez en tire- bouchon,mes oreilles largement décollées,mes tentacules à la place de mes bras,sans un poil sur le caillou,sans dent! Mais ça ne semblait pas choquer nos hôtes,alors ne nous rendions plus compte de l'étrangeté de nos apparences. Black story,devenue blanche pour nous! Chacun perçoit les couleurs d'une façon différente,ainsi que les apparences,nous ne nous voyons plus tel que nous sommes,nos amis ,nos proches non plus;seuls les étrangers,les inconnus nous dévisagent,nous renvoient notre image,déformée par leurs perceptions.