Tim Burton, 2008 (États-Unis)
Quelques mois après l’avoir vu, je constate que tout le sang déversé à l’écran par les bobines du dernier Tim Burton n’a pas encore entièrement séché. Le petit plaisir que j’ai eu à voir Sweeney Todd n’est en rien altéré par le laps de temps écoulé ni par le chemin du film dans mon esprit. Pour concocter ses mixtures gothico-fantaisistes, dont certaines furent très savoureuses, le réalisateur dégingandé à la coiffure expérimentale (presque un Rotwang, l’inventeur du Metropolis de Fritz Lang) avait pris la fâcheuse habitude ces dernières années de mettre dans son chaudron cinématographique des ingrédients moins variés et surtout plus fades, quand il ne s’agissait pas d’y vider des bocaux entiers de guimauve (Big fish en 2004, Charlie et la chocolaterie en 2005)… Avec Les noces funèbres, en 2005, Burton et son occasionnel second de cuisine Mike Johnson semblaient avoir remis la main sur une vieille recette et proposaient quelque chose d’un peu plus réjouissant (un film d’animation en chansons dont l’univers mêle enfance et macabre) même si toute comparaison avec le bien plus facétieux Etrange Noël de M. Jack (Henry Selick, 1994) est exclue. Le cinéaste ne s’est pas complètement débarrassé de toutes les fadeurs passées mais Sweeney Todd semble marquer dans son œuvre, du moins l’espère-t-on, une replongée dans l’ombre.
Benjamin Barker (Johnny Depp toujours génial) a moisi quinze ans en prison sur ordre de l’ignoble Juge Turpin (Alan Rickman) qui convoitait sa femme et ce, sans ce soucier ni du bonheur du couple ni de leur jeune enfant. Quinze années à ruminer sa vengeance l’ont physiquement changé : une pâleur cadavérique marque de sa déshumanisation, des cernes noires aux yeux et la coiffure de Ludwig von Beethoven. Sur le bateau qui arrive à Londres, un jeune garçon, Anthony, chante plein de niaiserie tout son plaisir de visiter Londres. Bientôt, dans le cadre apparaît Barker, transformé et renommé Sweeney Todd, qui joint sa voix à la mélodie et tranche tant par son image que par son propos avec la candeur de l’adolescent. Durant tout le métrage, Tim Burton verse sur les quelques éléments niais qu’il dissémine (les jeunes gens et leur amourette) une poix noire comme l’encre (les décors de Dante Ferretti appuyés par la photo de Dariusz Wolski sont dignes des gravures du XIXe siècle, notamment pour la représentation d’un Londres des bas quartiers proches de ceux fréquentés par Jack l’éventreur). L’entrée dans le cœur de la ville est malheureusement esthétiquement ratée puisque Burton recourt à un artifice bien laid auquel il ne nous avait pas habitué (un très vilain travelling accéléré). Sweeney Todd est barbier et, à nouveau occupée, son échoppe devient le théâtre du sanglant châtiment qu’il impose à ses clients. Lorsque le vengeur récupère ses rasoirs qu’il affectionne avec insanité, il les tient à la lumière et s’écrit « At last, my arm is complete again », comme s’il ne faisait qu’un avec Edward aux mains d’argent (1991) que son créateur avait laissé inachevé. Pour accomplir son sinistre dessein, Sweeney s’associe avec Mme Lovett (Helena Bonham Carter aussi fidèle que Depp au réalisateur). Lovett tombe amoureuse du barbier et s’imagine avec lui en bord de mer sur la plage (image cocasse de ces deux croque-morts en costumes rayés façon Beetlejuice ou Famille Addams devant un ciel bleu). Elle l’aime au point de transformer son petit restaurant en usine à recycler les cadavres et au point d’ajouter à sa carte des tourtes de chair humaine… Les victimes saignent à gorges déployées et le sang coule à flot dans les rigoles de Fleet Street. Le final ne laisse aucune place à la mièvrerie et c’est tant mieux.
Tim Burton adapte son film d’une comédie musicale montée à Broadway par Stephen Sondheim en 1979. Les interprètes reprennent fidèlement les principales chansons du spectacle original mais ne parviennent pas, en dépit de leur performance, à rendre ces musiques moins mauvaises. C’est assez dommage pour une comédie musicale et cela prouve que Danny Elfman, ici absent, participe complètement à la réussite des mondes créés par Burton. Cette fadaise musicale est un peu gênante mais le film plaît pour sa noirceur et son côté diabolique (le spectateur prend plaisir à la vengeance du barbier même lorsque celle-ci prend des proportions démesurées). Loin de voir Sweeney Todd comme « l’odyssée étouffante d’un cinéaste dans les méandres de son imaginaire carbonisé » (Vincent Malausa dans Chronicart), situons le plutôt, ce que confirmera ou infirmera le travail prochain du cinéaste, comme une transition correcte vers une création retrouvée et vers de lugubres sentiers.