Outre le temps qui m’a manqué pour écrire, je dois avouer avoir traversé ces dernières semaines une sorte de « crise de la critique ». Je vois à cet inhabituel manque d’envie de donner mon avis sur les livres que j’ai récemment lu, au moins trois causes potentielles (qui se sont probablement combinées) : 1/ un bilan franchement mitigé sur les dix derniers bouquins qui me sont passé entre les mains, 2/ un certain découragement à promouvoir des livres obscurs que j’ai franchement aimé mais dont je sais que les chroniques ne seront jamais lues (cf ma critique de la Fée aux miettes de Charles Nodier) 3/ une désagréable impression d’autonomisation de la vie du BdB : le référencement google et les réseaux sociaux nous permettent désormais d’avoir une fréquentation à peu près constante que nous publiions ou non de nouvelles chroniques. Il me fallait donc au minimum un petit événement pour m’arracher à cette léthargie improductive. Il semblerait dans ce contexte que le destin ait tenu à assurer le coup, puisque ce n’est pas un, mais bien deux petits bonheurs qu’il a placé sur ma route, en me glissant à l’oreille qu’il me serait impossible de ne pas en parler sur ces pages. Le premier entrant dans la catégorie numéro 2 ci-dessus désignée (celle des livres inconnus qui n’intéressent personne d’autre que moi), je me permets de le garder au chaud pour une très prochaine chronique et de vous parler aujourd’hui d’un livre beaucoup moins confidentiel : le fameux Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari, Goncourt 2012.
L’avis d’Emmanuel
« […] sous l’œil attendri de journalistes incultes et ravis, car le journalisme et le commerce tenaient maintenant lieu de pensée, Libero ne pouvant plus en douter, et il était comme un homme qui vient de faire fortune, après des efforts inouïs, dans une monnaie qui n’a plus cours. »Une critique bien construite commence le plus souvent par un résumé de l’intrigue du livre dont on souhaite parler (ou lorsque celle-ci est secondaire de ce que l’on pourra appeler le déroulé ou encore le propos). Histoire de situer les choses. L’exercice, qui pourrait paraître banal, est pourtant de difficulté fort variable en fonction du degré de « narrativité » du texte auquel on se confronte. Aucun problème en effet pour retranscrire le pitch d’un bon polar, d’un récit d’aventure ou d’un roman français contemporain « standard ». Mais une complexité nettement supérieure lorsqu’il s’agit de situer un roman plus contemplatif, une fantaisie absurde ou une œuvre protéiforme.Le Sermon… appartient clairement à cette deuxième catégorie. Et c’est donc avec une certaine consternation que je me remémore les nombreuses critiques de l’ouvrage que j’ai pu lire dans les semaines qui ont suivi sa consécration. Une histoire de bar… Deux amis qui décident de changer de vie et d’ouvrir un bar dans un petit village corse… Dans un article par ailleurs assez intéressant du Monde, en date du 7 novembre 2012 : « Il y est question du bar d’un village corse. De la manière dont Matthieu et Libero, des amis d’enfance, abandonnent leurs études de philosophie pour en reprendre la gérance. »Nous sommes définitivement entrés dans l’ère de la pensée sans effort (low-effort thought) et cet exemple l’illustre de manière tristement efficace. Je ne sais qui s’est le premier permis cette facilité critique, qui est d’ailleurs, à mon avis, à la limite du contresens. Un blogueur de seconde zone comme moi peut-être ? Ce serait le seul à qui l’on pourrait donner l’absolution sans trop de réticence. Mais cela n’excuserait en rien les professionnels qui tous ou presque (je n’ai en tous cas pas lu d’article qui aille dans un autre sens) se sont permis de simplifier de manière si caricaturale la trame du roman, au risque de rendre leurs propres interprétations du texte inconsistantes, par manque de justification aux yeux de celui qui n’a pas encore lu le Sermon…
« Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes ni de quoi dépend leur existence. »Ce petit jet d’acide à l’attention de ceux qui devraient être du nombre des intellectuels de notre monde, pour être digressif, n’en n’est pas moins, déjà, une meilleure introduction du Sermon… Car si Libero et Matthieu ouvrent bien un bar dans un village perdu de corse, c’est surtout un monde en miniature qu’ils font surgir du néant. Un monde dont l’échelle permet d’observer en 200 pages la naissance, l’expansion et l’apogée. Puis brutalement le déclin et la chute. Hors ce monde sert de contrepoint au nôtre, ou peut-être aux nôtres, que matérialisent les destinées de Marcel, le grand père de Matthieu, qui a douloureusement vécu les dernières heures de l’empire colonial Français ; d’Aurélie, sa sœur ainée, qui refuse d’accepter la fatalité de notre quotidien tout en en étant la première victime ; ou celles, minuscules, de tous les personnages secondaires (Pierre-Emmanuel Colonna, Virginie Susini, Agnès, Rym, Izaskun…) qui se débattent pour surnager dans la boue sous laquelle les ensevelit notre société contemporaine.
« Les mondes passent, en vérité, l’un après l’autre, des ténèbres aux ténèbres, et leur succession ne signifie peut-être rien. »Bien qu’elles ne suffisent pas à rendre la « complexité » des destins entremêlés, les lignes ci-dessus sont je pense, assez claires : le Sermon… n’est porteur d’aucun espoir. Tout ce qui a été créé est voué à être un jour détruit. Si beau, si fort, si solide qu’il ait été ou paru. Mais absence d’espoir ne veut pas dire pessimisme. Car la fin d’une chose permet le début d’une autre. Ou peut-être même l’induit, ainsi que le veut la phrase finale du roman, une de ces phrases définitives dont la musique autant que le sens continuent de vibrer longtemps après leur lecture « […] pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage. »Et l’on comprend ainsi le titre de l’ouvrage, référence au sermon éponyme de Saint-Augustin dont les aphorismes ponctuent le roman, dans le prolongement du sermon 81 qui ouvre le roman et aurait aussi bien pu servir de prière d’insérer en quatrième de couverture. Contribuant à faire émaner du texte une impression de tristesse apaisée, qui confine parfois à la sagesse. Soit un ressenti très à contre-courant de ce que cherchent à susciter la plupart des productions contemporaines, clinquantes et artificielles, qui souvent impressionnent mais jamais ne parviennent à toucher leur lecteur dans la profondeur de son être. Et si la comparaison est à ce stade de sa carrière littéraire encore un peu abusive, j’ai suffisamment apprécié le Sermon… pour confesser que j’ai ressenti dans le ton et le style de Jérôme Ferrari une véritable parenté avec ceux de Sandor Marai (dont les œuvres parlent d’ailleurs de la fin de l’empire austro-hongrois).
A lire ou pas ?Un oui sans retenue. Je n’ai pas lu les plus récents Goncourt, mais les personnalités et les infos glanées sur les ouvrages récompensés ces dernières années ne me donnaient guère d’espoir pour celui-ci. La surprise fut donc totale et heureuse et a redoré pour moi le blason de la fameuse Académie. Si elle parvenait chaque année à mettre en avant et à faire lire à un grand nombre de Français un livre de cette trempe, son existence serait pour moi parfaitement justifiée et je lui souhaiterait longue vie.
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