U comme Urbain

Par Clementinebeauvais @blueclementine
On va commencer directement avec l'un de mes albums préférés du moment, le splendide ¿Y yo qué puedo hacer? (Et moi, qu'est-ce que je peux faire?) de José Campanari & Jesús Cisneros.

A ma connaissance pas (encore) traduit en gaulois?


Dès la première page de l'album, nous rencontrons Señor Equis, le 'Monsieur X' qui sera le personnage principal de l'histoire...

Au quatrième étage
d'un immeuble sans ascenseur
d'un quartier aux rues arborées
de l'une de ces villes remplies de gens
vit Monsieur X.
Dans cette grande ville impersonnelle, avec ses arbres maigrichons et ses gens seuls, Monsieur X, qui se gave de mauvaises nouvelles dans les journaux, n'a de cesse de se demander ce qu'il peut faire pour changer les choses. Jusqu'au jour où à la place de se demander, Monsieur X, accidentellement, laisse échapper cette question hors de sa bouche et hors de sa fenêtre...

Et moi, qu'est-ce que je peux faire?

C'est donc un album qui raconte la venue au monde d'une question à laquelle soudainement des gens vont répondre. Mais il n'est pas anodin que cette question survienne au milieu de 'l'une de ces villes remplies de gens' solipsistes à l'excès, sans lien social, où on se côtoie sans se parler comme des petites bulles qui s'entrechoquent.
Cette vision désenchantée de l'espace urbain comme frénétique mais vide de sens, rectiligne mais pourtant 'à rectifier', est assez typique dans la littérature jeunesse contemporaine. On est dans une période où on a de moins en moins de Mili-Mali-Malou et autres héros campagnards ou villageois, et de plus en plus d'enfants et d'adolescents urbains, qui apprennent à négocier et à transgresser un espace beaucoup plus balisé et modelé par l'adulte que la folle nature (on a parlé de Nature il y a quelques billets, vous vous en souvenez?)

Encore une splendide couverture
de chez Folio Junior. Ouille les yeux.

Attention, ça ne veut pas dire qu'on n'avait pas de textes urbains auparavant. La petite princesse de Frances Hodgson Burnett (1905) se déroule presque intégralement dans le Londres asthmatique et gris de la Révolution Industrielle. Mais depuis 50 ans, c'est de plus en plus le cas.
L'espace urbain est généralement perçu comme problématique. Dangereux, fragmenté, violent et douloureux sur un plan tout aussi physique qu'esthétique, il est notamment en littérature ados un endroit qui nécessite un véritable apprentissage, qui a ses dominants et ses dominés, ses codes et ses rouages.
L'épithète 'urbain' n'est donc pas franchement positif. Le roman dit 'urbain' (urban novel) en Anglo-Saxonie désigne un type de récit pour ados abordant des questions particulièrement sensibles de violence, de crime, de drogues, de prostitution dans les quartiers chauds des grandes villes. Cet 'urbanisme' est souvent vu comme l'origine de maux à adresser, à corriger.
 

Moins nul que la couverture
pourrait le laisser penser

On a par exemple le très dur iBoy, par Kevin Brooks, qui mêle fantasy et urban novel en racontant l'émergence d'un superhéros dans une banlieue ultraviolente de Londres, superhéros qui va élucider et venger le viol collectif de sa meilleure amie.
Dans les registres généralement moins dramatiques de la littérature pour enfants plutôt que pour ados, c'est en tant qu'être traditionnellement proche de la nature que l'enfant-héros est souvent le sauveur et le 'rectificateur' des maux de l'espace urbain. On a évidemment Tistou les pouces verts, de Maurice Druon, qui fait pousser des plantes et des fleurs partout dans la ville pour l'égayer, et le tout récent The Curious Garden, par Peter Brown, qui raconte plus ou moins la même histoire.
Vous remarquerez que les deux couvertures ne montrent pas ou peu la ville, qui est pourtant très importante pour l'histoire. Déclaré insatisfaisant et indésirable dès le paratexte, l'espace urbain est relégué à l'intérieur du livre, où il sera immédiatement établi comme le chantier du siècle pour l'enfant-jardinier-magicien. 

Qui a eu l'idée de ce chapeau jaune qui empêche
de lire le nom de l'auteur? génial.


Et même si ce glissement de l'espace urbain à l'espace naturel comme évolution positive n'est pas toujours explicite, il peut l'être de manière tout à fait implicite... et inexpliquée. A la fin de ¿Y yo qué puedo hacer?, on sait pas pourquoi, mais Monsieur X... n'a plus du tout l'air d'être dans la ville. Il se balade à travers les arbres, les fleurs et les cygnes. Adios la ville bourrée de gens! Monsieur X a fait la paix avec lui-même en retrouvant la nature.
Ce n'est, évidemment, pas toujours le cas. Le Petit Nicolas et Tom-Tom et Nana naviguent joyeusement à travers la ville - bien que dans les deux cas il y ait un terrain vague qui semble être le point de chute de leurs rencontres avec d'autres enfants, vous avez remarqué? Je me souviens d'une conversation un jour avec ma mère:
Mini-Clémentine, levant la tête du Petit Nicolas: Maman, c'est quoi un terrain vague?
Maman: C'est un espace abandonné dans la ville. Par exemple un endroit où quelque chose va se construire, et qui est laissé à l'abandon en attendant. 
Moi: Trop incroyablement mégafun!!! Je désire me rendre immédiatement au terrain vague le plus proche en compagnie de ma joyeuse bande de poteaux et potesses du CE1 de l'école Vaugirard. Tels Nicolas, Alceste, Clotaire et compagnie, nous construirons des cabanes et des avions.
Maman: Il n'y a pas de terrains vagues dans le sixième arrondissement.
Moi: ???
Maman: Et de toute façon, même s'il y en avait, il serait hors de question que tu y ailles toute seule, ou avec qui que ce soit d'ailleurs, et surtout pas en Bensimon blanches.
Moi: LE SEUM.
L'enfant ultra-urbain de la littérature semble rêver de ces espaces en friche qu'il peut coloniser à l'insu des grandes personnes - ces petits morceaux anarchiques qui sont ce qu'il a de plus proche de la nature.
Pour l'adolescent fictif, cependant, le rapport à la ville peut être beaucoup plus positif. La série Ligne 15, de Florence Hinckel, raconte quelques mois dans les vies d'une bande d'amis de 14-15 ans. Le fil conducteur de la narration est le bus de la ligne 15, dans lequel ils se retrouvent, et qui devient le symbole de leur navigation de plus en plus mûre, de plus en plus intelligente, de plus en plus efficace, de la ville... et de la vie. De quartier en quartier, de bord de mer en cité, du collège au resto du père de l'un d'entre eux, le bus sert de lien - de lien social, de lien amoureux, de lien géographique - au coeur de la ville.
OUH LA mais j'en ai encore écrit des tartines tellement grosses que t'as besoin d'un autre pot de Nutella pour les couvrir. Pourquoi vous avez rien dit pour m'arrêter? Vous êtes un peu maso en fait. Allez, je m'auto-coupe, et on se retrouve mercredi pour parler V comme Vieillesse. Préparez votre crème anti-rides.