Au petit matin, on les a entassés dans des wagons de marchandises. Avant même de passer la frontière, leur train a été mitraillé, d'où un nouvel arrêt. Puis trois jours de trajet vers l'est. Des litières de papier sur le sol pour les malades. Pour le reste, des wagons nus avec un tonneau au milieu et soixante-dix personnes debout dans un fourgon fermé. On ne leur permet d'emporter qu'une musette. Je me demande combien arrivent vivants. Et mes parents se préparent à un de ces convois, à moins que la solution Barneveld ne tienne, contre toute attente. Avec papa, je me suis promenée l'autre jour en luttant contre une espèce de vent de sable; il est charmant, comme toujours, et montre un beau stoïcisme. Il m'a dit d'un ton aimable et tranquille, avec détachement: « En fait, je préférerais partir en Pologne au plus tôt, j'en aurais plus vite fini, j 'y passerais en trois jours, cela n'a plus aucun sens de prolonger ici cette existence dégradante. Et pourquoi ce qui arrive à des milliers d'autres me serait-il épargné? » Puis nous nous sommes amusés de ce paysage de circonstance, un vrai désert - malgré des lupins mauves, des œillets des prés et de gracieux oiseaux qui ressemblent à des mouettes. « Les juifs au désert! Il y a longtemps que nous connaissons ce paysage! » Cela vous pèse parfois bien lourd, voyez-vous, un petit papa si gentil et qui par moments serait prêt à renoncer. Mais ce ne sont que des sautes d'humeur. Il y a aussi d'autres moments où nous rions ensemble et nous étonnons d'une foule de choses. Nous rencontrons beaucoup de parents que nous avions perdus de vue depuis des années, des juristes, un bibliothécaire, que nous trouvons poussant des wagonnets de sable, affublés de bleus de chauffe crasseux, et nous nous lançons de brefs regards, sans nous dire grand-chose. La nuit du départ d'un convoi, un jeune gendarme hollandais m'a dit d'un air triste: « Une nuit comme celle-ci me fait perdre cinq livres; et encore, on n'a rien d'autre à faire qu'entendre, voir et se taire. » C'est aussi pourquoi je ne vous écris pas beaucoup. Mais je m'égare. Je voulais seulement vous dire : oui, la détresse est grande, et pourtant il m'arrive souvent, le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d'un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter de mon cœur - je n'y puis rien, c'est ainsi, cela vient d'une force élémentaire - la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, après la guerre nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle atrocité, nous devrons opposer un petit supplément d'amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. Nous avons le droit de souffrir, mais non de succomber à la souffrance. Et si nous survivons à cette époque, indemnes de corps et d'âme, d'âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à dire après la guerre. Je suis peut-être une femme ambitieuse: j'aimerais bien avoir un tout petit mot à dire.
Magazine Voyages
Quand, au vu de l’infinie bassesse de ce qui, parfois, se murmure et s’écrit, il m’arrive de sérieusement désespérer de ce monde et de mes contemporains (à tort, me dit-on), souvent, mes ami-e-s, régulièrement, et comme une litanie, j’ouvre, alors, le ciel qui sourit et c’est ainsi que me reviennent en mémoire, parmi tant de douloureux et réconfortants vertiges, ces admirables textes d’Etty Hillesum (choisis et présentés par Camillle de Villeneuve, aux Éditions du Seuil) dont, pour vous, aujourd’hui, j’extrais ceci (d’ailleurs déjà évoqué, il y a quelque temps de cela) :