Le point de vue de Patrick Cohen est parfaitement emblématique du raisonnement majoritaire dans les rédactions. Il considère qu'il sait ce qui est vrai ou faux et qu'il a la responsabilité de propager le vrai et de taire le faux. Il n'a pas les moyens matériels de vérifier solidement la validité de ce découpage, qui ne tient que par l'habitude et par le milieu dans lequel il évolue, où presque tout le monde pense de la même manière.
Celui qui pense autrement soit se tait soit finit par disparaitre : partir, être placardisé, licensié, ridiculisé, censuré et dans quelques cas menacé ou poursuivi, je pense à Guillaume Dasquié par exemple.
Dans son école de journalisme on lui a expliqué à quel point il était important, qu'il était un rouage essentiel de la démocratie moderne, et c'est pour cela qu'il se sent investi d'une responsabilité : celle de dire ce qui est vrai, ce qui est, selon lui objectif. Ce rôle le place d'emblée au dessus de la mêlée (la mêlée c'est vous, c'est nous), qu'il doit éclairer... D'une certaine façon, il incarne les Lumières, lui et sa profession.
Dans l'angle mort de cette stimulation égoïque, les budgets qui permettent d'enquêter, sur de longues périodes, et donc de gratter sous le vernis, de découvrir les rouages cachés de nos sociétés, sont en diminution constante et réduits à peau de chagrin. Il faut une journée pour tourner une "enquête" en suivant une bridage de police à la poursuite de petits délinquants, il faut des mois pour accumuler les preuves et les témoignages qui révèlent la corruption des élites. Plus aucun média de masse ne se donne les moyens d'effectuer ce travail. Mais le rythme de travail imposé dans les rédactions est trop rapide, un sujet succède à un autre, on n'a que quelques heures pour rassembler les informations... comment faire en quelques heures? Heureusement des synthèses diffusées par des cabinets de relations publiques (voir à ce sujet une enquête Lundi Investigation (C+), vieille d'environ 10 ans, réalisée avant que Paul Moreira ne soit ejecté), souvent relayées par les agences de presse considérées d'emblée comme fiables (pas besoin de vérifier l'information) se chargent de fournir le matériel informationnel de base. La majorité des journalistes ne vérifient plus eux-mêmes les informations qu'il retransmettent, ils la reçoivent d'autres journalistes, qui eux-mêmes la reçoivent d'autres journalistes... on perd de vue la source, dont l'intention n'est pas toujours la "recherche de la vérité". Souvent, aligner des informations factuelles choisies, tandis que d'autres sont ignorées, suffit largement à dessiner le paysage que l'on souhaite.
Ce que comprennent tous les journalistes qui fouillent un peu plus en profondeur (je pense par exemple à Paul Moreira), c'est que ce discours unique transmet une "version de la réalité" voulue et promue par le pouvoir. Le pouvoir est incarné par une classe dirigeante où se mêlent aujourd'hui de façon indissoluble les intérêts économiques et les sièges politiques. Cette oligarchie, que John Perkins appelle "corporatocratie", que Noam Chomsky appelle "classe dirigeante" possède l'intégralité des grands médias. Elle y nomme naturellement ses affidés à leur tête, qui eux-mêmes constituent leurs équipes, en intégrant ceux qui portent sans remise en question apparente la voix de la vérité objective. Les écoles de journalisme se chargent de former ces esprits brillants, qui demeureront brillants aussi longtemps qu'ils ne remettront pas en question, par la pensée ou par l'enquête, par le travail ou l'investigation, la validité de la vision officielle du monde. Cette forme nouvelle de propagande est transmise par des individus que personne n'a en apparence contraint ou influencé. Ils font leurs choix éditoriaux en toute liberté, pas de téléphone rouge, aucune pression du pouvoir. C'est un milieu qui s'auto-reproduit par cooptation et par résonance. Le pouvoir n'a pas besoin d'y toucher. Le seul fait de posséder les organes de presse et les écoles de journalisme est suffisant.