Anne Cuneo sait faire aimer dans ses livres des personnages de fiction, qui se meuvent à différentes époques au milieu de
personnages ayant réellement existé. Elle restitue à chaque fois, avec maestria et érudition, le contexte historique et le rend véridique, c'est-à-dire plus que plausible.
Comme le théâtre et le milieu du théâtre m'intéressent particulièrement, je garde un souvenir ému, bien que je sois sujet aux
trous de mémoire (incompatibles, à mon grand regret, avec l'exercice du métier de comédien),de la lecture d'Objets de splendeur, le deuxième volet de sa trilogie
élisabéthaine, consacré aux amours de William Shakespeare et de sa Dark Lady.
Cette fois, Anne Cuneo situe son intrigue au printemps 1940, à Zurich, dans les coulisses et sur la scène du Schauspielhaus. La couverture représente d'ailleurs une photo d'une scène du Faust I, joué à ce moment-là.
La narratrice est une jeune femme, qui aura bientôt vingt ans. Elle est juive et s'appelle Aurélia Frohberg. Elle vient de Pologne, où elle a perdu toute sa famille, embarquée Dieu sait où par les nazis. Son père, sa mère, ses frères et soeurs, elle-même - sous le nom d'Ella Berg - sont comédiens:
"Je suis née en coulisse. Mes parents possédaient un théâtre, d'abord à Vienne, puis à Varsovie,
en été nous allions de ville en ville avec un camion de décors, j'étais sur scène avant de savoir lire et compter."
Arrivée en Suisse, après bien des vicissitudes - dont un viol par un paysan qui aurait pu être son père -, cette jeune femme de petite taille, d'allure enfantine - on dirait une fillette - se rend directement au Schauspielhaus et demande à voir Léopold Lemberger, un ami de son père. Ce dernier y est metteur en scène, sous le nom de Lindtberg et sous le diminutif de Lindi.
Toutes les personnes, qui travaillent au Schauspielhaus, accueillent Ella les bras ouverts. Munie d'"un passeport d'aryenne", elle risque cependant d'être expulsée. Il est nécessaire qu'elle ait un contrat de théâtre (que les Suisses réservent aux comédiens émigrés), mieux, qu'elle soit mariée à un Suisse.
Cela tombe bien. L'assistant de Lindi, Nathan Burkhard, un futur médecin, a le coup de foudre pour Ella et veut bien l'épouser sous quelques jours. Ce mariage ne s'avérera pas être seulement un mariage d'opportunité, même si, seul, Nathan l'a reconnue tout de suite:
"Un jour" dit à Ella un des comédiens "lorsque d'une manière ou d'une autre nous sortirons de ce cauchemar, tu t'apercevras que l'avoir rencontré, c'est ce qu'il y avait de mieux. Inattendu, inespéré - et parfait."
Très vite, après des journées interminables pourtant, dans leur grand lit, Ella et Nathan s'aiment frénétiquement,
désespérément, ne sachant pas trop combien de temps ils ont devant eux.
Au théâtre, on prépare activement le Faust II, dans la tempête des heures:
"C'est une citation de Faust, on l'utilise dans la maison pour dire qu'une échéance approche. A partir du moment où on commence à compter en heures avant une première, par exemple."
Ella est chargée d'assister les techniciens et les artistes les plus variés du théâtre en dressant de nombreuses listes destinées à ne rien oublier. D'être fort occupée - elle est le saute-ruisseau de tous - ne l'empêche pas d'être souvent tourmentée à la pensée qu'elle est encore en vie alors que tous les siens sont vraisemblablement morts assassinés...
Bientôt tout le monde, au théâtre, la surnomme Maïtli, (fillette dans le dialecte zurichois). Ce qui est un honneur selon un comédien, qui lui précise:
"Le i final du dialecte suisse-alémanique appliqué à un nom, à un prénom, à un surnom, signifie que tu es adoptée."
Faust II est réputée être une pièce injouable et incompréhensible. Lindi va réussir à l'adapter, en opérant de judicieuses coupures, "et à en faire une pièce qu'on aura du plaisir à jouer et à voir". Cela se fera au prix d'un travail de titan de la part de tous, d'autant que les événements se précipitent en ce mois de mai 1940.
Le 10 mai 1940, à huit jours de la première de Faust II, la peur des bombardements et de l'invasion allemande sont à leur comble. Un exode cahotique des villes vers les montagnes a lieu. Pourtant le Général Guisan dit que les théâtres doivent rester ouverts "pour le moral de la population, pour montrer que rien ne nous intimide".
Après avoir été considéré naguère, sous une précédente direction, comme "le théâtre des juifs et des communistes", le Schauspielhaus, désormais, "fait partie intégrante de la défense spirituelle du pays", les textes de Goethe faisant curieusement écho aux nouvelles en provenance de la TSF...
L'époque et l'histoire du Schauspielhaus méritaient d'être rappelées. Anne Cuneo le fait à sa manière, certes très érudite, mais aussi très naturelle. Car les personnages réels et fictifs se côtoient sans qu'il ne soit possible de savoir lesquels ont existé et lesquels ont été imaginés avant d'avoir lu les remarques de l'auteur en fin d'ouvrage.
Le lecteur a l'impression de vivre les répétitions de Faust II sous la double pression de l'échéance de la première et des événements. Le fait que le récit soit fait à la première personne par Ella Berg, qui ne ménage pas sa peine pour être un bon rouage de cette énorme machine théâtrale, n'est pas étranger à cette impression.
Enfin, Anne Cuneo a bien raison de dire que, pendant cette guerre, "le Suisse ordinaire n'a pas eu la vie facile":
"Les hommes étaient aux frontières, les femmes travaillaient tout en s'occupant des enfants, la nourriture était rationnée, la peur des bombardements, de l'invasion, était constante; on a beau dire rétrospectivement que "jamais Hitler n'aurait envahi le pays", pendant la guerre cela n'a jamais été évident pour l'homme et la femme de la rue."
Il fallait que cela fût dit.
Francis Richard
La tempête des heures, Anne Cuneo, 296 pages, Bernard
Campiche Editeur