Le passage 6

Par Emia

6. Il était mort l’année précédente. Je l’avais vu maigrir, je l’avais senti fiévreux ;  le médecin chez qui je l’avais accompagné avait diagnostiqué une bronchite.

Les jours suivants, Silver présenta des troubles de la mémoire : il croyait se souvenir d’événements qui n’avaient jamais eu lieu. Parfois il était pris de violents tremblements. Il frissonnait, et lorsqu’il n’avait pas froid, il avait trop chaud et transpirait à grosses gouttes. Une virulente diarrhée ne lui laissait pas de répit ; il déféquait sang et eau. Pourtant aucun de ces symptômes ne me causait de réels soucis. Je me fiais aux médicaments, aux sirops et aux pilules qu’on lui avait prescrits.

La dernière fois que Silver tenta d’écrire,  les lettres qu’il voulait former se dérobaient et il ne réussit qu’à tracer des bâtonnets tremblants. Las, il tendit la main, et, joignant le pouce et l’index,  les frottant l’un contre l’autre, me dit doucement :

- C’est un tissu si fin, si fin…

Puis il s’évanouit.

Effrayée, je kimographiai au médecin :

- Il est si maigre, expliquai-je,  il n’a plus d’appétit…

Je ne sus que dire de plus. Un terrible pressentiment m’avait envahie et rendue muette. Le médecin me tranquillisa: C’est une mauvaise bronchite, dit-il, mais nous le soignons.

Le soir même Silver avait retrouvé ses esprits. Il demanda à sortir : il voulait rencontrer ses amis. Je m’y opposai mais il ne m’écouta pas.

Au café il fut prit d’une quinte de toux qui n’en finissait plus et il cracha d’épaisses glaires. Nous rentrâmes. Silver soufflait bruyamment dans la nuit silencieuse. Alors que nous marchions, je fis remarquer qu’il régnait un calme trop grand pour un si beau soir de printemps.

Une fois Silver  mort, je m’étonnai de mon aveuglement. Tout le quartier, me confia-t-on plus tard, parlait de sa mort proche, déjà visible dans son visage amaigri et jaune, alors que je pensais à mes études et le grondais parce qu’il passait des nuits entières assis dans son fauteuil à regarder le kimographe au lieu de dormir dans son lit. J’avais compris trop tard qu’il se sentait étouffer lorsqu’il s’allongeait ;  le défilé d’images devait lui permettre d’oblitérer une part de ses pensées qui, certainement, allaient déjà à la mort. Plus tard encore, je crus enfin comprendre ce qu’il avait réellement dû voir venir : il n’y avait, pour lui, plus rien d’autre à attendre du futur que son anéantissement même, et seul le kimographe pouvait offrir ce que son corps, en prise avec la maladie, lui refusait déjà. Le spectre kimographique était devenu le double de Silver, aimable comme l’idée qu’on se fait de l’amour lorsqu’on n’y a pas encore goûté, nécessaire comme la solution à un problème difficile, quoique sans importance vitale. Il puisait certainement d’autres forces encore dans l’ignorance dans laquelle son médecin et lui, d’un commun accord, me maintinrent jusqu’au jour de son hospitalisation.

Un matin de bonne heure, Silver me kimographia depuis le cabinet du généraliste chez qui il avait voulu se rendre seul.

- Viens me chercher, m’implora-t-il d’une voix faible.

Quand j’arrivai, le médecin me pria de le suivre dans son bureau.

- Regardez, dit-il en me montrant une kimographie des poumons de Silver .

Je vis qu’ils étaient blancs, opaques, et bien que je ne susse interpréter l’image, le silence du docteur me fit craindre le pire.

- Il faut l’hospitaliser sans plus attendre.

- Comment faire ? demandai-je.

- Appelez un taxi.

Et il quitta la pièce.

Silver entra ; je lui fis part de ce que son médecin avait ordonné. D’abord il tenta de s’y opposer, mais sa faiblesse gagnant sur sa volonté, il se laissa conduire jusqu’aux urgences où l’on le prit en charge. Je partis pour terminer un travail. Quand je revins, il était couché, et son visage enfoncé dans l’oreiller me parut celui d’un petit vieux. Un médecin s’entretenait avec lui. J’entendis ce mot : Anémonie.

Lorsque je m’approchai, Silver détourna son visage.

- Voici la personne qui fera le lien avec l’extérieur,  indiqua-t-il d’une voix étouffée au médecin. Et il ferma les yeux.

Je partis le cœur serré et la tête si vide ou si pleine qu’aucune pensée ne parvenait à se faire. Quand je revins le lendemain de bonne heure, le médecin de garde demanda à me parler. Il m’annonça que mon ami était gravement malade.

- C’est le cancer, dit-il.

Une coulée glaciale s’épancha en moi.

- Y a-t-il un espoir de rémission ? demandai-je.

Le médecin me regardait dans les yeux :

- Non, répondit-il. Il peut mourir cette nuit, ou demain, ou dans trois jours.

J’étouffai un cri, et le médecin posa une main sur mon épaule. J’aurais aimé lui dire : c’est inattendu, ou : sa mort lui appartient, ou : il est si sensible, ou : c’est un homme courageux. Mais je demandai :

- Le sait-il ?

- Je ne le pense pas.

Dans l’après-midi, Silver devint agité, puis agressif. Je pris ses mains entre les miennes et je murmurai : tout va bien, je suis là. Il rétorqua : TA GUEULE !

Le soir même il tomba dans un coma dont il réchappa quelques heures plus tard comme transfiguré. Sa peau paraissait laiteuse, translucide. Il était d’une douceur inaccoutumée et s’exprimait en phrases sibyllines. Je lui répondais en pleurant.

- Pas de larmes, m’ordonna-t-il.

- J’ai tellement peur, confiai-je aux infirmières.

- Vous ne l’aidez pas, répondirent-elles.

Dans sa chambre je me tenais dans un fauteuil près de la fenêtre. Parfois, nous parlions de choses étranges et impossibles à répéter, et je glissais avec lui dans un monde fait d’ombres et de lumières. Lorsqu’il s’assoupissait, je contemplais les fioles, les bassins et les serviettes disposées sur sa table de chevet, et je regardais s’écouler dans le tuyau transparent d’un cathéter la glaire sanguinolente de la mort.

Le lendemain Silver mangea  avec plus d’appétit que de coutume.

- Pourquoi es-tu là ? me demanda-t-il. Tu ne vas pas travailler ?

- Je suis en vacances, répondis-je (c’était vrai).

Il me dit qu’il avait vu s’ouvrir devant lui comme une grande aile noire. Nous allons la traverser ensemble, ajouta-t-il, et nous pourrons enfin partir d’ici.

Je compris qu’il se savait mourant et je dis quelque chose qui par la suite me sembla parfaitement absurde :

- Oui , dis-je, il te faut travailler maintenant, ensuite nous pourrons partir en voyage.

Le soir, on lui apporta un repas de fête, car c’était Pâques. Silver me pria de me servir de dessert (qu’il prononça «désert »).

- Mange, me dit-il, et je mangeai.

Ensuite je sortis fumer une cigarette.

Lorsque je revins, sa chambre était plongée dans l’obscurité. J’avançai doucement dans le noir. Silver dormait recroquevillé sur les pages dépliées d’un journal. Il remua faiblement, puis prononça sur un ton extatique : OH ! COMME TU ES BELLE !

Je restai immobile, stupéfaite, sentant l’ombre s’épaissir, comprenant que cette phrase ne m’était pas adressée, mais qu’elle s’ouvrait à la vie tout entière. A cet instant, la lumière jaillit et une infirmière entra.

- C’est l’heure des soins ! lança-t-elle d’une voix enjouée.

- A demain, dis-je à Silver en l’embrassant.

Je quittai l’Hôpital presque heureuse.

Le lendemain à sept heures le kimographe se mit à bourdonner, mais j’avais pris un somnifère et je ne parvenais pas à m’arracher à l’enivrant moelleux de mon lit. Je finis toutefois par me lever et allai décrocher : c’était l’Hôpital. On m’annonça que Silver venait de mourir.

- Il n’a pas souffert, dit la voix, vous pouvez me croire.

Je m’habillai, sortis, marchai : je n’avais plus de corps. Les arbres et les buissons penchaient comme sous le souffle d’un vent puissant. J’entrai dans l’Hôpital, pris l’ascenseur, suivis le couloir tant arpenté – sur la porte de cette chambre qui n’était déjà plus celle de Silver, une pancarte, rouge : entrée interdite, prière de s’adresser à l’infirmière.

Il n’y avait plus de tuyaux, ni de goutte à goutte ; point de flacons ni de bassines. La chambre paraissait vide. Silver gisait dans un lit fait, aux draps tendus. Ses mains jointes sur l’abdomen, sa tête maintenue par une serviette pliée glissée sous le menton participaient, comme dans un tableau de genre, à la représentation d’une mort qui se voulait, une fois son ouvrage achevé, paisible et apaisante. D’un seul coup, d’une seule secousse, la chambre se vida de son air et devint glaciale : tout chancela. Je me précipitai sur Silver, l’embrassai, prononçant des mots d’adieux, versant des larmes convenues. Il était encore tiède.

Je m’assis à son chevet et regardai ses bras, sa poitrine : il me semblait l’avoir vu respirer. Son immobilité m’était incompréhensible. L’idée me frappa que je n’allais jamais plus toucher ce corps, son sexe, ses lèvres : j’examinai le renflement bleuté des pupilles sous les paupières. Légèrement, je caressai son bras, qui me parut rugueux. Un temps s’écoula ; puis j’entrepris de rassembler ses effets, habits, objets, affaires de toilette. Ceci fait, j’allai m’annoncer à l’infirmière qui m’offrit un café. Quand je revins à la chambre, la porte était grand ouverte. Un colosse barbu se tenait tout près, les bras croisés.

- Vous permettez ? demanda-t-il.

Je regardai Silver une dernière fois, puis on l’emmena.

Je le revis trois jours plus tard dans la chambre mortuaire, allongé dans un cercueil au pied duquel une gerbe de lys déployait sa blancheur vénéneuse. Je n’approchai pas : j’étais comme paralysée par une terreur qui suintait des murs sombres et descendait du plafond trop bas. Le cadavre me parut si chétif que je le reconnus à peine. Je ne pus me résoudre à rester plus longtemps. Avec les derniers baisers que j’avais donné à Silver, toute notion de durée s’était effondrée, et longtemps encore tout sens allait rester prisonnier de ces instants ultimes.


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