Et le voilà qui tombe à genoux, et se met à hurler :
Peuple ! des crimes de tes pères
Le Ciel punissant tes enfants,
De châtiments héréditaires
Accablera leurs descendants !*
N'ayant droit, pour toute réponse, qu'à un silence de mort, il insiste :
Sortez, ô mânes de nos pères,
Sortez de la nuit du trépas !
Venez contempler votre ouvrage !
Venez partager de cet âge
La gloire et la félicité !
...
Ô race en promesses féconde,
Paraissez ! bienfaiteurs du monde,
Voilà votre postérité !*
Comme vous pouvez vous en douter, aucun ne paraît. Sans doute ont-ils peur de se piquer à la pointe acérée de l'ironie d'un homme désespéré. Il l'aiguise, et les dénonce :
Que vois - je ? ils détournent la vue,
Et, se cachant sous leurs lambeaux,
Leur foule, de honte éperdue,
Fuit et rentre dans les tombeaux !
Non, non, restez, ombres coupables;
Auteurs de nos jours déplorables,
Restez ! ce supplice est trop doux.
Le Ciel, trop lent à vous poursuivre,
Devait vous condamner à vivre
Dans le siècle enfanté par vous !*
C'est facile, vous l'admettez volontiers, de commettre d'abominables erreurs (de quelconques atrocités, pourrait-on corriger) et de mourir, l'âme en paix, comme si de rien n'était.
Quelle commodité d'instiller, de cultiver la haine, l'inégalité, de propager la souffrance, la douleur, la captivité dans des cœurs à peine irrigués, et, des dizaines (voire des dizaines de celles-ci) d'années plus tard, de ne pas en répondre parce qu'on y est plus !
Alors oui, il est à genoux, il hurle, et aucun de ceux concernés ne lui répond. Et ceux qui sont là, ne savent pas quoi dire. Car il a raison, cet homme malheureux comme la pierre devant laquelle il pleure maintenant :
Pleurons donc, enfants de nos pères !
Pleurons ! de deuil couvrons nos fronts !
Lavons dans nos !armes amères
Tant d'irréparables affronts !*
Il le demande à ceux qui sont là, juste derrière, un peu en retrait, pour laisser à la douleur sa place d'invitée d'honneur.
S'il avait fait partie de ces gens, derrière, il aurait su quoi dire, il aurait dit, à l'homme à genoux :
Rassemblons du soir à l'aurore
Les débris du temple abattu !
Et sous ces cendres criminelles
Cherchons encor les étincelles
Du génie et de la vertu !*
Mais aujourd'hui l'homme à genoux c'est lui, lui qui passera le reste de sa vie à ramasser les débris de l'humanité, à tenter de rassembler les débris de la sienne. Aujourd'hui on enterre l'amour de sa vie, abattu par un mal traversant les décennies.
Alors, la prochaine fois que vous vous retrouvez coincé, derrière un camion-benne, évitez de le klaxonner. Allez plutôt l'aider, il en a, de la peine, Alphonse, à ramasser.
(* : extraits d'Ode)