Rééditer un livre épuisé, ce qui est la fonction de la collection Reprises chez Tarabuste, pose
frontalement à l’auteur la question de son passé d’écriture. Est-ce que les
poèmes tiennent, après les années ? Si oui, les republier a du sens ;
si non, alors il vaut mieux les oublier, ou choisir entre ce que l’on conserve
et ce que l’on fait disparaître, profitant de l’occasion. Pour Fatrassier, cette question est
tranchée : tous les poèmes de l’édition de 2007 se retrouvent dans celle
de 2012. On peut donc en conclure que tout est demeuré poétiquement bel et bon.
Mais cette occasion de retour sur texte ancien permet tout de même de
toiletter, corriger, reprendre des détails, en profitant de cette relecture
avec distance, recul. Le texte tient, certes, mais on peut le retravailler.
C’était la position prise et assumée par Jean-Pascal Dubost dans Fatrassier en 2007, à propos des deux
suites de poèmes, Corbeaux de la plaine
et Sangliers retincelés, déjà publiés
dans un recueil plus ancien, Des lieux
sûrs (Tarabuste, 1998). « Il m’a fallu récrire tous les poèmes, leur
insuffler du présent tout en conservant l’esprit d’origine. Les livres ne sont
tombeaux ouverts qu’à la mort de leur auteur, des poèmes publiés peuvent être
décousus et recousus autrement et continuellement qu’il est en vie » (p.119).
On a donc déjà clairement à l’époque, en 2007, le choix de ne pas sacraliser,
momifier un texte publié. Tant qu’il est vivant, l’auteur reste en prise avec
le texte, il peut donc le modifier comme il le souhaite. Mais entre la version
de Lieux sûrs et celle de Fatrassier, il s’agit davantage de
corrections abondantes mais marginales. Que l’on en juge avec le poème
liminaire de Corbeaux :
« Sinon écrire
Il y a les corbeaux surpris un matin sur le siège du tracteur, ces odeurs
de flaque d’huile sous la remise, il y a la voisine aperçue par hasard nue chez
elle et ces longs rais de lumière poussiéreuse occupant nos siestes d’enfant,
il y a, corbleu mais que faire avec ces listes d’interminables souvenirs qui,
bien trop bons, me mènent la vie dure. » (Des lieux sûrs, p.31)
« Sinon écrire
Corbeaux surpris tel matin sur le siège du tracteur et telles odeurs de flaque
d’huile sous la remise et la voisine par hasard vue nue chez elle, corbleu
mais, que faire que faire avec ces interminables souvenirs qui s’anamnèsent
sans prévenir et qui, bien trop bons, mènent la vie dure – » (Fatrassier, p.11)
Avec Nouveau fatrassier, tout en
restant dans la même logique de mainmise conservée de l’auteur sur son œuvre,
la donne change, et le statut du poème aussi : il devient « brouillon
continué ». Dans son Avant-dire,
Jean-Pascal Dubost établit clairement une poétique du work in progress :
« L’idée qu’un livre soit fini et définitif est insupportable (…). Il
n’est que la mort pour achever un livre (…) Nulle chose est faite et parfaite.
Je fais du brouillon continué une idée douce de l’humilité : je travaille
à réduire ma vanité. »(p.8-9) Maintenant, il ne s’agit plus de toiletter
le poème ou de le reprendre à la marge, il s’agit vraiment de le remettre en
travail, en partant de la version précédente mais pour arriver à une version
totalement différente parce que la main d’œuvre a changé après une dizaine
d’années. Ceci est assumé au point que le poète prévoit qu’ « il
arrivera bien des fois au lecteur de ne pas reconnaître la version
précédente ; voilà comme est un brouillon continué. »(p.169) Cela
donne pour le poème liminaire des Corbeaux
dans Nouveau fatrassier :
« De beaux corps noirs auroralement pris surpris sur le siège du massey fergusson sans
cabine ni chauffage ni nostalgique autoradio et autres mille vues bruyantes
comme cestuy-là d’une voisine dont cul fut vu nu, par exemple et corbleu mais,
comment poétriquer avec souvenirs personnels qui s’anamnèsent et qui rapportent
de la vie rude-dure, hep les vivants –» (p.19)
On notera que l’auteur revendique complètement le décalage puisqu’il le donne à
lire directement. On aurait pu s’attendre à ce qu’il ne publie que la version
ultime du texte. Or, pour Corbeaux et
Sangliers, on a sur la page de gauche
la version antérieure et sur la page de droite l’état en 2012.
Ce choix, assez audacieux il faut le dire, pose plusieurs questions de fond. Et
d’abord celle de l’évolution de l’écriture sur une dizaine d’années. Cette
transformation est très nette mais sans rupture brutale : elle a consisté à
accentuer les traits qui marquaient dès le départ l’identité poétique de
Jean-Pascal Dubost : richesse, variété du vocabulaire jusqu’à la boulimie
lexicale, goût pour la citation et les auteurs oubliés notamment du Moyen-âge
et de la Renaissance, complication savante de la syntaxe, travail très marqué
sur le son, préférence pour le poème bref, d’un souffle, goût pour les figures
de style…
Ceci posé pour la continuité, il convient d’ajouter trois éléments neufs, ou
qui m’apparaissent comme tels, entre Fatrassier
et Nouveau fatrassier. D’abord,
l’énumération : elle devient une figure très importante de ce style et
témoigne d’un déplacement significatif de l’enjeu : avant, le poème disait
quelque chose, prioritairement. Maintenant, il dit encore quelque chose mais
l’essentiel est de jouir de la langue. Second élément neuf : le visuel.
Dans Fatrassier, aucun jeu
typographique ; dans Nouveau
fatrassier, introduction répétée de polices différentes, jeu sur les corps,
le gras… Certaines pages peuvent dériver vers des compositions spatialistes
(p.39, 204). Cet aspect est quelque peu étonnant pour qui connaît le côté
janséniste et rigoureux de Jean-Pascal Dubost, mais il y a certainement une
recherche de ce côté : « Un maximum de bruits dans la langue :
italiques, guillemets, diacritiques, polices de caractères
– » (p.178)
Troisième point, qui est sans doute le plus sensible : l’évacuation du
« je ». Dans Fatrassier, à
l’occasion de corbeaux ou de sangliers, le poète faisait passer une
autobiographie éclatée d’enfance. Dans Nouveau
fatrassier, il veut se « désautobiographier ». (p.10) Et ce
travail pour éliminer le « je » est intéressant à suivre dans sa
diversité : emploi de l’impersonnel, bien sûr, mais aussi passage à
« l’humain » (p.89), « vous »(p.61), « tout
observateur » (p.25), « tout gone » (p.23), « le
poète » (p.79)… L’écart entre les deux choix d’écriture est
particulièrement clair sur un poème comme « (S’en faut de peu) (p.62-63) par exemple. Ce suicide poétique du
« je » est sans doute à mettre en rapport avec un rejet très marqué
du lyrisme : « N’idylliser ni lyriquer sous aucun prétexte et peine
de ridicule du bocal bucolique dont on fait poésie de pays pesante pleine de je
et d’ô dont il faut fuir les éclaboussures contagieuses… » (p.191) Pour
essayer de donner une interprétation à ce qui semble bien un déplacement
important à l’intérieur d’une écriture, il est possible que le « je »
et l’autobiographie n’aient plus rien à faire en poésie dès lors qu’ils sont
moteurs en « prose », selon la distinction poésie/prose qu’implique
la page « Du même auteur » : je pense au beau livre Le défait (éd. Champ Vallon, 2010).
Il reste au moins une question, mais on aura déjà compris que j’aime ce livre
parce qu’il m’interroge, celle du progrès. Avec le temps, un auteur
progresse-t-il ? Est-ce que les versions du Nouveau fatrassier sont « meilleures » que celles de Fatrassier ? Force est de dire que
non. Ce sont deux poèmes achevés, différents, de la même main. L’un plus
simple, plus primitif au double sens du mot, l’autre plus élaboré, savant
raffiné tout autant que glouton. Dubost propose deux jouissances différentes du
texte, et leur présence en regard d’une page l’autre permet de les confronter
sans choisir.
Au fond, et dernière question, je me demande si l’attaque en règle contre le lyrisme
et le « mol poids qu’est je » (p.194) est vraiment justifiée. Si l’on
considère le lyrisme, a minima, comme un pur élan propulsif, une sorte de plein
régime de langue, il me semble que le dernier poème (inédit) du livre, Danse macabre, opère simplement le
passage d’un lyrisme sentimental et post-romantique, honni, à une forme de
lyrisme de langue exprimant « la volonté d’une autre langue qui accroît
la résistance contre la langue qui accroît la puissance de sa langue qui
accroît la beauté de la langue –» (p.178).
[Anatoine Emaz]
Jean-Pascal Dubost – Nouveau fatrassier
Ed. Tarabuste – Col. Reprises –
210 pages – 11€