[anthologie permanente] Philippe Jaccottet

Par Florence Trocmé

Les éditions Le Bruit du Temps publient Taches de soleil, ou d’ombre de Philippe Jaccottet, un « recueil composé de notes des années 1952-2005, qui n’avaient pas été retenues lors des choix précédemment opérés par Philippe Jaccottet [et qui] parachève la publication de ses cahiers et complète donc l’ensemble constitué par les trois volumes de La Semaison et celui des Observations et autres notes anciennes, tous parus aux Éditions Gallimard.  
1995 
 
L’eau du ciel, le soir. La coupe d’eau. Dans la saison froide. La nacre du soir tombé vite. Le soleil froid sur les pierres.  
(2 janvier) 
On oublie généralement, à cause de la vieille image des « flammes de l’Enfer » qui flotte quelque part dans notre esprit, que le fond de l’Enfer, chez Dante, est « lac à qui le gel / donnait l’aspect du verre, et non de l’eau », un lieu de la plus grande constriction et dureté, où les crânes et les dents s’entrechoquent comme des pierres – cela même qui devait remonter à la surface du monde réel, plus de six siècles plus tard, dans les camps de la Kolyma. Reparcourant aujourd’hui les trop vagues notes qu’il m’est arrivé de prendre sur cette œuvre, je m’avise que, tout à la fin de cette terrible première étape de leur voyage, c’est au bruit d’un ruisseau que Dante et Virgile trouve le chemin de l’issue :  
« il est un lieu là-bas, loin de Belzébuty, 
aussi long que s’étend cette grotte, 
qu’on reconnaît non par la vue mais par le son 
d’un petit ruisseau qui descend par là 
par le trou d’un rocher, qu’il a rongé 
dans son cours qu’il déroule, en pente douce. 
Mon guide et moi par ce chemin caché 
nous entrâmes, pour revenir au monde clair
… » 
Cela n’a rien d’étonnant. Plus d’une fois, au cours d’un voyage infiniment plus facile, plus anodin, j’aurai eu le même guide pour me désempêtrer.  

La pie, couleur d’hiver, criarde comme peut l’être la voix de la vieillesse.  
(6 janvier) 
Une grosse planète dans les branches nues du tilleul, bas sur l’horizon, la fin de la nuit. Et comme il y a de la gelée blanche, l’herbe craque sous les pas ; je ne sais pourquoi ce bruit, cette sensation ont quelque chose d’agréable ; cela doit être lié à l’idée de fraîcheur ; ou à celle d’une brisure qui ne serait pas douloureuse, au contraire ; un peu comme quand on rompt le pain ? Ou cette sorte de bonheur se rattacherait-il au souvenir, d’ailleurs purement livresque mais pas moins intense pour autant, de la débâcle des rivières ? Ce serait alors, tant soit peu, senti aux pieds les sandales du Printemps ?  
(19 janvier) 
Au fond : la pire part de la réalité, la plus implacable, celle dont les informations nous abreuvent jour après jour jusqu’à l’écœurement, je ne la retrouve en moi que la nuit, dans mes cauchemars ; et la vie réelle que je mène, cette vie infiniment privilégiée, en viendrait à ressembler plutôt à un rêve, au sens « rose » du mot. 
 (20 janvier) 
Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d’ombre, Le Bruit du Temps, 2013, pp. 149 et 150.  
Philippe Jaccottet dans Poezibao :  
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