Le livre comme objet
poétique » à Book Machine Paris
Le livre poétique
En cette époque charnière où des médias et appareils de masse rapides comme
internet ou les tablettes réduisent le prestige et le domaine économique du
livre, il semble que ce soit une bonne occasion pour redonner au livre cette
aura esthétique – qu’évoquait Walter Benjamin – perdue dans une certaine
reproduction industrielle appauvrissante des œuvres d’art.
Dans les domaines de plus en plus non-commerciaux du livre de création, et de
la poésie non-traditionnelle, on retrouve le livre comme un objet poétique rayonnant
de sa simplicité par son tirage et sa diffusion parfois fragiles, par la
sensualité du papier à feuilleter dans la lenteur d’une semi-solitude, et la
danse de la pensée dans le langage sur la blancheur ascétique ou éblouissante
de la page.
Le livre comme objet poétique résiste à l’accélération de la perception
électronique, relie à une intemporalité du geste humain de lecture et écriture
sur support lent entouré de silence. Il peut être hybride dans le livre
d’artiste, ou garder une douceur dans une persistance rétinienne de sa forme
idéalisée.
onestar press
Book Machine était organisé en mars 2013 au sein du « Nouveau
Festival » du Centre Pompidou à Paris par les éditions onestar press
(Christophe Boutin, Mélanie Scarciglia) avec l’aide du critique d’art et
curateur Patrick Javault. Le projet invitait en lectures, dialogues et
expositions ceux et celles qui conçoivent ce qu’on appelle le « livre
d’artiste », c’est-à-dire ni un catalogue, ni un graphzine underground, ni
un livre de texte lisible traditionnellement, mais un livre comme objet d’art
pensé par un artiste dans ses détails. onestar press conserve
généralement le même format de l’objet reconnaissable comme livre : 140 x
225 mm, couverture couleur glacée, intérieur noir et blanc, 150 pages, tirage
200 exemplaires, prix 35 euros, ce qui le rend raisonnablement abordable. Ils
réservent les éditions plus luxueuses ou les expérimentations avec l’aspect
extérieur du livre pour leur extension Three Star Press. Les livres d’onestar press contiennent donc un champ de liberté pour l’artiste,
et pour le lecteur beaucoup de surprises, déstabilisations et résistances à
l’uniformisation et à la commercialisation. On se fera une idée du catalogue sur leur site qui expose
les livres complets en pdf.
Cependant le livre onestar press n’acquiert vraiment sa force qu’en réel
dans la main. Citons seulement ici (arbitrairement, vu la richesse de leurs
propositions) quelques-uns de leurs artistes du livre, qui étaient présents au
festival. Anna Parkina appose bribes de discussions d’un drame quotidien à des
scènes dessinées fondant des passagers de transports en commun en Russie,
composant une narration insaisissable et émouvante. Lawrence Weiner, un des
fondateurs de l’art conceptuel, offre des pancartes de slogans
hyper-minimalistes et ironiques mêlées à des pages blanches de silences et à
des images abstraites énigmatiques. Matt Mullican, a développé à partir de
petits pictogrammes originaux semblables à ceux qui envahissent nos systèmes de
signalisation une sorte de langage abstrait qui avec des couleurs symboliques
lui permet de « raconter » une cosmogonie visuelle. Le Festival Book
Machine se complétait par la « bibliothèque imaginaire » (montrant
des couvertures de livres d’artistes), une projection de « livres
filmés » (gageure), une exposition de typographies réalisées par des
artistes, et un projet scénographié par Mika Tajima où de jeunes graphistes
réalisaient en direct des livres sous les yeux du public.
Poètes contemporains en allemand
Si les artistes visuels et conceptuels dominaient le programme (à
l’exception de quelques événements comme la soirée consacrée au « Soir
bordé d’or » d’Arno Schmidt avec l’écrivain expérimental espagnol Julian
Rios), la lecture intitulée « Le livre comme objet poétique »
invitait des poètes vivant dans l’espace germanophone qui travaillent en
parallèle avec l’évolution des arts et réactualisent l’art du langage dans le
support d’un livre persistant, restructuré d’une manière poétique. L’Autrichien
Franz Josef Czernin, un des grands poètes du langage en allemand, a lu ses
aphorismes étirant la grammaire et la logique ainsi que ses « sonnets des
quatre éléments » dont l’imagerie idiomatique liée à la terre, l’eau, le
feu et l’air est tressée jusqu'à la polysémie. Oswald Egger, de la minorité germanophone
du Tyrol italien, a offert un « parcours » dans ses cosmos
quasi-quantiques de forêts abstraites, pensées en circonvolutions, êtres
imaginaires illuminés par un langage complexe tentant peut-être de mimer les
flux de création. Brigitta Falkner est restée sans parler devant ses
diapositives oniriques de jouets en plastique commettant actes freudiens
commentées par sa voix off monocorde en anagrammes et palindromes. Ann Cotten,
de la jeune génération, a présenté un film d’animation contenant certains mots
qui déclenchaient sa lecture aléatoire dans un français lunaire, de bouts de papier
éparpillés à ses pieds. L’auteur de cet article a réalisé les traductions en
français des poètes présents et lu ses propres poèmes carrés, ainsi
qu’un extrait de Triling en 3 langues. Enfin, l’Allemand Benedikt
Ledebur, responsable de cette soirée qu’il reliait au « Livre » (un
« univers » selon l’opinion de Mallarmé), donnait entre autres ses
traductions « filtrantes » de classiques comme le baroque John Donne,
où les mots isolés finissent par surnager étrangement entre les deux langues
source et cible.
La vidéo complète d’1h30 est disponible,
le Centre Pompidou ayant filmé tout le festival.
Langues imaginaires
Une dernière proposition du Centre Pompidou, dans son « Nouveau
Festival » qui chapeautait Book Machine, et qui intéresse sans doute ceux
passionnés par l’art du langage ou de la poésie fut l’exposition
« KHHHHHHH » consacrée aux « langues imaginaires et
inventées » par Bernard Blistène. Si l’on connaissait le livre Les Fous
du langage (1984, réédité sous le titre Les Langues imaginaires en
2006) de la linguiste Marina Yaguello, on pouvait se délecter d’écouter enfin
au casque la « langue des Martiens », glossolalie délirante d’une
célèbre médium du début du XXème siècle, Hélène Smith. Marina Yaguello était au
festival et sa conférence peut être visionnée ici.
Une salle et des performances retraçaient ensuite l’art étonnant d’un Français
exilé aux USA, mort prématurément en 1983, Guy de Cointet, avec ses femmes
dignes dont la conversation prosaïque se déjante régulièrement dans des mots
incompréhensibles tintant de consonnes. L’art populaire était présent avec un
livre de Shakespeare traduit dans la langue « klingon » des monstres
de la série TV Star Trek. Le film d’Eric Rohmer Perceval le Gallois
(1978) reconstruisait, dans l’imagerie enluminée des manuscrits du Moyen-âge,
la langue poétique du XIIème siècle de Chrétien de Troyes en octosyllabes. Une
rencontre avec l’écrivain Frédéric Werst introduisait à son récent roman Ward
qui recrée un monde dans une langue inventée, le wardwesân (avec traduction
française en regard). Et l’artiste chinois Xu Bing, après avoir ciselé des
idéogrammes inexistants, met à disposition un programme permettant de traduire
les phrases des visiteurs en un système de symboles avec sa syntaxe propre. Des
conférences sur Pierre Guyotat ou Velimir Khlebnikov parachevaient l’éventail.
Le tout dans le tout, un voyage dans le livre en objet rayonnant comme dans le
langage métamorphosé poétiquement.
[Jean-René Lassalle]