L’EHESS annonçait hier la disparitition de Robert Castel. Mort mardi 12 mars à l’âge de 79 ans, il restera comme l’un des sociologues majeurs de son temps, spécialiste du monde du travail et du « modèle social français ».
Le monde du travail - et sa précarisation
Brestois, issu d’un milieu modeste et initialement destiné au métier d’ajusteur à l’arsenal de Brest, Robert Castel fut un passager de l’ascenseur social avant d’en être un défenseur. Agrégé de philosophie, assistant d’Éric Weil à l’Université de Lille – à l’époque où l’on pouvait y croiser Foucault, Le Goff, Vidal-Naquet…), il se convertit à la sociologie après sa rencontre avec Bourdieu, et vit les années 1970 de l’université de Vincennes. S’étant rapproché de Michel Foucault, il travaille (dans le sillage de l’Américain Erving Goffman dont il introduit l'édition française du livre Asiles) à une sociologie critique de la prise en charge psychanalytique et psychiatrique, sujet de sa thèse d’État soutenue en 1980. Puis il devient directeur d’études à la prestigieuse École des Hautes études en sciences sociales en 1990, et porte son travail vers la question du salariat.
Dans son grand œuvre Les métamorphoses de la question sociale (Fayard, 1995), Robert Castel retrace l’émergence du salariat, héritier de la condition la plus vile – le servage – devenu condition humaine incontournable et consensuelle de la société contemporaine, depuis la Révolution industrielle jusqu’à la moitié du XXe siècle. Devenu un indispensable, rejoignant d’autres grands classiques de la sociologie comme Classes laborieuses et classes dangereuses de Louis Chevalier, l’imposant volume ne s’arrête pas à un simple tableau historique, mais analyse aussi le délitement progressif des structures sociales liées au monde du travail depuis les années 1970, et la précarisation constante et systémique de la condition des salariés face au risque du chômage et à la peur de l’exclusion – que Castel préfère penser comme « désaffiliation », c’est-à-dire en tant que processus dynamique, progressif et multifactoriel. Une étude poursuivie dans ses ouvrages postérieurs : L'insécurité sociale (Seuil/République des idées, 2003) et La montée des incertitudes (Seuil/La couleur des idées, 2009, bientôt réédité en format poche).
Analyser pour surmonter
La précarité, la vulnérabilité sociale, Robert Castel, que l’on a dit longtemps proche du Parti communiste, la connaissait pour en être issu, lui qui avait perdu sa mère à 8 ans d’un cancer, avant que son père se suicide deux ans plus tard, et qui devait tout à un parcours éducatif de boursier. Son travail de sociologue est aussi pour Castel un engagement, qui ne lui permet aucunement d’éluder les partis pris, les conclusions tranchées, quelle que soit leur portée, y compris politique. Une conception extensive du travail de sociologue, que l’on retrouvait aussi dans La discrimination négative (Seuil/République des idées, 2007), analyse effectuée (à la suite des émeutes de 2005) de la relégation des banlieues et de leurs « jeunes » à la marge de la République, et injonction à un traitement de la question sous l’angle social – plus que racial, l'auteur visant là les chantres de la « diversité ».
Par la clarté de son analyse et sa force de conviction, Robert Castel est aussi l’inspirateur d’autres chercheurs, jusqu’aux plus jeunes, comme Camille Peugny (Le déclassement, Grasset, 2009) ou Nicolas Duvoux. Avec ce dernier, il cosigne L'avenir de la solidarité (PUF/laviedesidees.fr, 2013) : un recueil d’articles ancré dans l'actualité et introduit par un texte de Castel, regard sur le RSA et sur le « paradigme de l’activation » des politiques et dépenses sociales. Une injonction limpide à croire, encore, à la possibilité d’un système plus efficace et généreux à la fois, source d’inspiration possible de ce que serait une politique de gauche appliquée au marché du travail, c’est-à-dire visant à l’amélioration de la condition des salariés et des chômeurs comme double objectif indissociable :
« D’une part, [le RSA] compense partiellement les insuffisances des revenus du travail, mais d’autre part il risque d’encourager la dégradation [du marché du travail] en rendant à peu près supportables les situations de travail les plus médiocres. C’est alors aussi une pauvreté intégrée, ou à peu près intégrée, qui s’installe de cette manière. Elle ne pourrait être surmontée que par l’élévation de la qualité du travail et des rétributions et des protections attachées au travail plutôt que d’essayer de compenser par une allocation le désastre de la pauvreté travailleuse. »
Crédits iconographiques : 1. 2011 Fondation Jean Jaurès | 2. 1995 Fayard | 3. 2013 PUF.