J'avais lu qu'Hélène Vincent était bouleversante, exceptionnelle ... dans le rôle de Ita L. née Goldberg au Théâtre du Petit Saint Martin. On avait cru me tenter en me prédisant les larmes. Je connais la comédienne et je n'ai pas besoin de superlatifs pour aller la voir, malgré la neige qui verglace encore les trottoirs du quartier de la République.
Vous, peut-être ... alors je vous dirais qu'elle est bien plus que cela.
En résumé une femme toute simple balayée par la tourmente inhumaine de la Seconde guerre mondiale.
Ita avait la chance d'être blonde aux yeux bleus ... mais elle ne sait pas que son aspect pourrait être un atout plus fort qu'un passeport français. Ita est douce et discrète, pas vindicative pour deux sous. Elle ne maitrise pas toutes les subtilités de notre langue, se demandant soudain la signification du Petit-musc qui a donné son nom à la rue où elle habite ( une déformation de Pute-y-Musse (la putain qui s'y cache) qui désignait un endroit où oeuvraient les prostituées ).
Ce soir, nous sommes le 17 décembre 1942 et ce ne sont pas les fêtes de Noël qui se trament en coulisses, dans le quartier du Marais, au 30 rue du Petit-Musc. Deux policiers et un homme "en long manteau de cuir noir" ont sonné chez Ita il y a quelques minutes. Simple contrôle d'identité. Préparez vos affaires. Cela peut être long.
Ils auraient pu l'embarquer immédiatement mais le grand l'a prévenue qu'ils repasseraient dans une heure. Profitez bien de ce temps lui a-t-il soufflé à la dérobée. Allez, on se tire, vite!
Ita n'a pas très bien compris. Comme chacun de nous à la veille d'un désastre. Un à un, elle se remémore les moments qui auraient dû les alerter, elle et Salomon, et les pousser à agir autrement.
Que faut-il pour infléchir le cours de l'histoire ? Suffit-il de savoir pour pouvoir ?
Hélène Vincent n'est pas très loin du rôle de la mère dans le film de Stéphane Brizé "Quelques heures de printemps" quand elle reconnait que oui, elle a été négligente avec la maladie mais que, bon c'est comme ça et qu'on n'y changera rien à s'énerver maintenant.
D'autres agiteraient leurs relations, se plaindraient, soulèveraient des montagnes, réclameraient la protection des voisins. Ce n'est pas dans la nature d'Ita. Elle a 67 ans. Elle est veuve. Son fils est à Drancy. Sa belle-fille sur les routes du Sud à chercher un point de chute. Ita est coincée et elle le sait. Elle nous le dit avec ses mots : une vieille juive sans sa famille, c'est rien.
Elle réalise l'ampleur de sa méprise. Elle n'aurait pas du penser que porter l'étoile jaune c'était pas très grave. Tout ce qu'elle a entendu de terrible prend un sens nouveau. Ça parait bizarre de prendre le train pour se faire tuer ...
Elle comprend surtout qu'elle a fait l'erreur de croire qu'ils avaient connu le pire à Odessa et qu'avoir fui la Russie les protégeait de l'horreur. Sa soeur Sarah s'en est douté, elle qui a poursuivi jusqu'en Amérique et Judith tout autant, maintenant en sécurité en Argentine. Elle a fait confiance à la France, la patrie de la révolution, où on est tous libres et égaux.
Ce soir elle met dans la balance chacun des arguments qui pourraient convaincre un tribunal de son innocence. Salomon s'est engagé dans la Légion étrangère. Il a été gazé pendant la première Guerre mondiale. Il est mort pour la France à son retour. Ita n'est plus allée à la synagogue depuis. Ses trois enfants ont tous des prénoms chrétiens. Son fils Jacques a fait un mariage républicain. Sa petite fille sont catholiques.
Ce soir elle songe à toutes les épreuves qui ont jalonné son existence. La fuite. L'arrivée à Marseille dans la cale d'un bateau. Le train qu'elle n'a pris qu'une seule fois pour monter à Paris. La Soupe populaire.
Ce soir elle revit les moments les plus heureux de son existence, tournant en serrant une robe de bal contre son coeur et souhaitant que ses enfants dansent comme elle a pu danser ... Elle fredonne les paroles d'une chanson interprétée par Jean Gabin ... d'ailleurs Salomon avait un petit truc de Jean Gabin ...
Quand on s'promène au bord de l'eau,Comm' tout est beau...Quel renouveau ...L'espoir se réinstalle un moment. On se surprend à y croire. Elle évoque l'installation dans cet appartement, la pendaison de crémaillère avec des voisins charmants. N'ont-ils pas partagé le pot-au-feu, et tant pis s'il n'était pas casher, et les plats traditionnels avant de clouer la mezouza sur le linteau droit de la porte ? Ils ont gardé depuis toujours un petit sac contenant un peu de la terre d'Odessa sous leur matelas.
Et puis ces petits gâteaux qu'elle réussissait si bien que M. Dutois le boulanger les lui commandait pour les vendre dans sa boutique ? Tous ces bons moments, elle ne les auraient pas rêvé tout de même !
Le téléphone sonne avec la promesse d'une possible solution.
L'humour se glisse dans le dialogue intérieur. On se retient de rire à l'évocation du système pour améliorer l'existence ou des assertions d'Ita. Un bon juif se doit de n'être jamais loin de sa valise.
Ce soir se profilent aussi les alertes qu'elle n'a pas décodé quand il en était encore temps. Les avertissements soupirés : les juifs, faut faire attention, vous savez. Le conseil du fils : pars ma p'tite maman, tu les connais pas. La sollicitude de la voisine réclamant un double des clés : elle a pas voulu la youpine.
Beaucoup de gens savaient ... Nous savons parfaitement aujourd'hui ... Mais Ita qui a connu pire que l'horreur en Russie a du mal à admettre que sa vie n'a pas changé radicalement. Les allemands ne sont pas des russes, ils ont pas les mêmes coutumes. Alors je sais pas.Ita est petite sur cette scène qui semble un plateau gigantesque. Ita est un fêtu de paille qui résiste à sa manière, en nous donnant une leçon d'humanité. Et c'est très beau.
Ita L. née Goldfeld d'Eric ZanettacciMise en scène de Julie Lopes Curval et Hélène Vincent
Avec Hélène VincentScénographie : Tim Northam, Lumières : Arnaud Jung
Du mardi au samedi à 19h, Le dimanche à 15h jusqu’au 14 avrilDurée : 1h10Théâtre du Petit Saint-Martin, 17, rue René Boulanger75010 ParisHélène Vincent fut aussi Alexandra David-Néel, mon Tibet, et en 2011