Contre toute attente en effet, l’oriflamme (bayraq) pourpre du vainqueur a été remis non pas au candidat saoudien pourtant donné largement favori mais à un rival. Pour ne rien arranger, celui-ci a été naturalisé au Qatar il y a moins d’un an alors qu’il était né saoudien car cette compétition télévisée régionale connaît désormais des transferts d'"athlètes poétiques" à l’instar de ceux des "artistes du sport".
En tout cas, il ne fait aucun doute au royaume des Saoud que cet échec national est le résultat d’une sombre machination, et les appels au boycott de la prochaine édition de l’émission produite par l’émirat voisin d’Abu Dhabi se multiplient via les messageries téléphoniques et les sites internet.
En effet, à quoi bon participer à la compétition si les jeux sont faits d’avance ? L’un des deux finalistes saoudiens n’a-t-il pas été victime d’une inexplicable rupture de faisceau ? Plus grave encore, la charmante présentatrice – dont on dit qu’elle doit épouser très prochainement un richissime saoudien – n’a-t-elle pas elle-même exprimé, en toute innocence, sa plus grande surprise à la lecture du verdict final ? Comment le mieux placé des candidats saoudiens, avec un tel soutien de la part du public et de telles notes auprès du jury, a-t-il pu se retrouver si mal classé ?
En effet, les tensions entre les Emirats et l’Arabie saoudite, notamment à propos d’un différend portant sur une oasis frontalière, ne sont un mystère pour personne. Dans ce contexte, l’émission préférée des téléspectateurs du Golfe fonctionnerait dans le paysage audiovisuel régional exactement comme Al-Jazeera : de la même manière que la plus célèbre des chaînes panarabes fait partie de la politique extérieure du Qatar, le Poète du million est la carte que joueraient les Emirats contre leur puissant voisin saoudien !
D’ailleurs, il n’aura pas échappé aux observateurs les plus avisés que le jury du concours a proposé cette année aux candidats d’improviser à partir de deux vers choisis "comme par hasard" dans l’oeuvre d’un poète célèbre de la famille de Al Racheed, longtemps rivale de la dynastie saoudienne dans la Péninsule durant la seconde moitié du XIXe siècle !
Il faut dire que le propre de cette joute poétique, où l'on s’exprime non pas en arabe classique mais en dialecte, est de jouer précisément sur la fibre tribale. Nâsir al-Farâ‘ina (ناصر الفراعنة), le candidat malheureux, a pu ainsi déclarer qu’il avait fait de son mieux pour représenter – dans l’ordre ! – son pays, sa tribu et son public (الحمد لله على كل شيء لقد مثلت بلدي وقبيلتي وجمهوري أحسن تمثيل) !
Ce retour à des formes d’expression assez archaïques explique d’ailleurs qu’on est très loin de se réjouir dans les milieux littéraires de l’incroyable succès de cette émission : elle ne met en vedette qu'une écriture très traditionnelle dans ses thèmes et dans sa forme, en totale contradiction avec la révolution poétique lancée au milieu du siècle dernier par la jeune génération d'auteurs arabes et progressiste d’un pays voisin, l’Irak.
Une petite vidéo du vainqueur pour se plonger dans l'ambiance.
Un article assez complet dans le quotidien en ligne (saoudien) Elaph sur l'affaire, complété par cet autre et également cet article dans Al-Hayat.
Quant à cet article du Syrien Fadi Azzam, intitulé "Cinq poètes pour un citoyen du Golfe !", il permet de se faire une idée de la réception du Poète du million dans les milieux intellectuels.