Coup de cœur Femme nue, femme noire,
de Calixthe Beyala Par Emmanuel GOUJON
« Femme nue, femme noire, vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté… » Ces vers ne font pas partie de mon arsenal linguistique. Vous verrez : mes mots à moi tressautent et cliquettent comme des chaînes. Des mots qui détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent, dissèquent, torturent ! Des mots qui fessent, giflent, cassent et broient ! Que celui qui se sent mal à l’aise passe sa route…
Ce sont les premiers mots du texte, je les reprends à mon compte. Parce que dès le départ, l’auteur se place en rupture. Elle veut briser tous les tabous. Alors les passages sexuels, ou « érotiques » comme les décrit un éditeur pudibond, paraissent bien gentils au regard des hypocrisies et turpitudes des sociétés africaines, dénoncées par l’auteur. Perversité des imams, vénalité des marabouts, réputation usurpées des vieux sages de bidonvilles, hystérie lubrique des grands-mères respectables, zoophilie... Dans ce monde cruel et sans pitié décrit par Beyala, Irène est en quête d’un absolu : l’amour, et d’une identité : la sienne. Elle ne connaît pas l’amour, sentiment qu’elle pense n’avoir jamais ressenti, contrairement au sexe qu’elle pratique à tort et à travers, puis comme un remède. Pour elle et pour les autres. Belle fille, voluptueuse, obsédée, Irène, est en quête. Elle n’a que deux passions au monde dit-on, voler et copuler. L’un et l’autre lui procurent la même excitation, le même sentiment d’exister, hors de la norme, et de vivre sa vie. Car c’est bien de cela dont il est question dans ce livre, olfactif s’il en est : de l’émancipation.
Irène Fofo veut vivre en dehors des cadres imposés par la société, elle veut être libre, elle veut être elle-même quitte à ce qu’on la prenne pour une folle. Irène use de son corps pour fasciner, hypnotiser ses congénères. Qu’elle ait volé par inadvertance le cadavre d’un nourrisson n’est qu’une anecdote. Ce qui est plus important, c’est qu’elle fait fondre la carapace de tous ceux qu’elle rencontre. Avec elle, sorte de prêtresse vaudou mâtinée de soukougnan (personnage de la mythologie antillaise, souvent des filles, capables d’enlever leur peau la nuit pour commettre des méfaits. Elles se déplacent sous forme de boule de feu. Elles doivent impérativement retrouver leur peau avant l’aube.), il n’y a plus de faux-semblant, plus d’apparence. Les individus apparaissent dans leur nature la plus crue, écorchés. Des femmes enceintes se font volontairement profaner, des vieilles édentées réalisent des fantasmes, d’anciens soldats obèses assument leurs fantasmes sodomites.
Tout est bousculé et se télescope. Le sexe n’est plus que l’expression d’une révolte capable de tout ébranler tellement il brouille les règles. Le danger n’est pas où on l’attend : il ne s’agit pas de profaner les bonnes mœurs, car derrière les portes closes et dans la touffeur des réduits chacun fait bien ce qui lui plaît dans l’ombre de sa propre culpabilité. Pour Irène, il est question d’amour et de vérité.
« L’amour, dis-je. C’est la lame avec laquelle l’autre fouille vos plaies. Etes-vous d’accord avec ma définition ? ».
Personne ne pardonnera à Irène ce reflet du monde et de chacun qu’elle renvoie aux autres. Cette image de la médiocrité humaine, de la bestialité au jour le jour, de l’ennui et de la méchanceté qu’elle dénonce, elle la « prostituée », la fille des rues, la voleuse qui refuse toutes les règles. Individuelle, unique, Irène est surtout seule. Elle dit, et c’est son testament :
« Ce qu’il m’a dit est de nature à me déboîter les vertèbres. Je ne veux pas me ranger, d’ailleurs dans quoi ? Dans la petite misère tranquille des tropiques ? Dans l’amour conjugal ? Dans cet amour conjugal qui tue l’espoir des femmes et les incite à péter sur la piste de danse pendant un slow ? Je veux continuer à écouter l’appel de la vie, pleine de brillante lumières auxquelles on peut se brûler les ailes ».
Pendant ce temps, la terre continue à tourner, le monde à bruisser, les ruisseaux d’excréments à couler au milieu des rues grouillantes d’hommes et de rats.
Calixthe Beyala, Femmenue, femme noire Editions Albin Michel, 189 pages, première parution en 2003 Cet article est un coup du romancier et journaliste Emmanuel Goujon.
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