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Opéra de Munich: l'incomparable Jenůfa de Tomáš Hanus

Publié le 13 mars 2013 par Luc-Henri Roger @munichandco

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Gabriele Schnaut en sacristine

Le Bayerische Staatsoper reprend actuellement la Jenůfa de Leoš Janáček dans la mise en scène de Barbara Frey de 2009-, une mise en scène sobre et cohérente qui a pour grand avantage de soutenir l'action et  de la rendre aisément lisible, et qui utilise admirablement bien l'espace scénique. Les lignes visuelles et la dynamique des personnages principaux et des choeurs sont aussi belles qu'efficaces. 
La base du décor est installée au premier acte: des émergences rocheuses sur ce qui pourrait être une grève encombrée de fûts en acier, pour certains à demi enfoncés dans le sol, avec l'image d' éoliennes en mouvement projetée sur la toile du fond de scène, avec un très beau camaïeu de gris plombés. Au premier acte, les rochers de droite reçoivent une simple table de cuisine avec des chaises, la vieille Buryja y épluche ses légumes. Au deuxième acte, une pauvre maison en coupe sur pilotis qui laisse supposer une zone inondable par des crues ou ou des marées surplombe les rochers à gauche de la scène, la maison de la sacristine qui a été construite exactement sous une éolienne dont on ne voit que la partie inférieure du pilier, un mobilier aussi pauvre que la maison style années 60 avec un petit poste de télévision. Au troisième acte pour la scène du mariage, la maison a disparu, seul reste le mobilier au même emplacement. Barbara Frey a un art consommé du tableau et les décors de Bettina Meyer sont particulièrement réussis, dans une esthétique de la simplicité avec un emploi subtil, tendre et nuancé de la couleur, soutenu par le beau travail des lumières de Michael Bauer.
La symbolique de la disparition des murs et du toit de la maison au troisième acte se comprend aisément: l'enfant de Jenůfa est mort, assassiné par la sacristine, par son mariage Jenůfa partira de la maison et la sacristine sera sans doute emprisonnée, on assiste au drame de la désagrégation d'une maisonnée. Ce qui pose question, c'est l'anachronisme de la modernité de cette mise en scène, le décor  années 50 ou 60 de la maison qui semble un reliquat de l'après-guerre , le poste de télévision et, anachronisme dans l'anachronisme, les éoliennes du début du 21ème siècle. Passe encore pour le symbolisme des éoliennes: la maison est installée sous une éolienne, ce qui souligne la pauvreté extrême de la famille de Jenůfa (Qui donc voudrait vivrait sous le bruit constant des ces grandes ferailles mugissantes?); la présence d'éoliennes supposent un pays aussi venteux et désolé que l'est le destin des femmes chez Janáček. Autant en emporte le vent! Le problème est que toute la structure sociale dans cet opéra est typique d'une société rurale de la fin 19ème siècle, dans laquelle les rôles sont partagés par la tradition, la femme à la maison, l'homme à la glèbe, au charbon ou à la guerre, et dans laquelle l'émancipation de la femme n'existe même pas à l'état de rêve: la femme n'est pas autonome, n'a pas accès au travail rémunéré, son destin dépend de son apparence physique et l'apparence de sa vertu, une fille-mère défigurée est une femme perdue. Au temps des éoliennes, Jenůfa serait une maman comme les autres, son enfant vivrait dans une famille monoparentale et serait placé à la crèche pendant que sa mère va travailler. Les éoliennes de Barbara Frey, pour métaphoriques qu'elles soient, n'en sont pas moins un anachronisme incongru dans cette mise en scène par ailleurs bien huilée, toute au service de l'action et fidèle au livret, et qui laisse toute la place au chant et à la musique.
La direction musicale est confiée au chef Tomáš Hanus, un Tchèque qui a une connaissance intime et un amour que l'on sent viscéral de la musique de son pays, et particulièrement de celle de Janáček.  Il parvient à exprimer la douceur et l'unité symphonique d'une musique qui, au-delà des hystéries des drames individuels et collectifs des personnages, communique un message rédempteur de pardon et d'espoir, avec  une compréhension profonde et compassionnelle de l'humaine condition. La proximité de Tomáš Hanus et de Leoš Janáček et évidente: le jeune chef a étudié à l'Académie  Janáček pour la musique et le drame de Brno, la ville qui a vu la création de Jenůfa en 1904; on a pu ces dernières années apprécier ses interprétations d'autres oeuvres du compositeur sur plusieurs grandes scènes européennes. Il réalise un travail complice avec l'excellentissime orchestre d'Etat de Bavière, visiblement ravi de travailler sous sa direction, et dont il obtient le meilleur. Le résultat est magnifique, va droit au coeur et touche profondément l'âme. Les choeurs préparés par Sören Eckhoff participent de la même unisson et de la même excellence. Et comme la distribution n'est pas en reste, tout au contraire, on a l'occasion de vivre un moment musical qui relève de la perfection. La musique de Janáček s'en trouve déclinée dans toute sa beauté, dans toute sa puissance, dans toutes ses tensions dramatiques et ses secousses pourtant sous-tendues par d'humaines douceurs. Le travail de Tomáš Hanus privilégie une lecture romantique de l'oeuvre qui donne accès à une compréhension plus empathique des personnages, on a déjà entendu  ailleurs des Jenůfa plus saccadées qui mettent davantage l'accent sur sa modernité et où l'on discerne moins l'unité sous-jacente de l'oeuvre, qui roule comme une vague de fond que révèle parfaitement le chef tchèque. Avec Tomáš Hanus, les diversités rythmiques de l'oeuvre et sa richesse instrumentale se voient reliés dans l'histoire dramatique d'un poème symphonique. Cette interprétation donne un sens musical en nous conduisant à l'aboutissement de l'oeuvre: le pardon, le repentir  et l'espoir qui animent la fin du drame. La distribution des rôles principaux est tout bonnement exceptionnelle, avec des chanteuses et chanteurs tout au service de l'oeuvre et des personnages qu'ils incarnent et jamais à la recherche d'un panache personnel. La soprano finnoise Karita Mattila donne une  Jenůfa éclatante de sensibilité et épouse les contours de cette âme féminine éperdue puis tourmentée tant par sa performance vocale que par son jeu d'actrice, avec une présence en scène impressionnante qui nous transporte dans l'action et abolit la distance scénique, tant elle sait parfaitement dessiner son personnage. Gabriele Schnaut fait cette année un second retour remarqué à Munich en sacristine, avec une puissance souveraine de la voix, une présence scénique imposante, mais aussi une capacité d'attention, de soutien et de collaboration avec les autres chanteurs, une grande chanteuse avec une technique vocale impressionnate. La malédiction qu'elle jette en interdisant pour un an le mariage de Jenůfa a l'intensité et les accents de la tragédie antique. Son interprétation du monologue du deuxième acte est une pièce d'anthologie, de même que la scène finale où elle avoue son crime. Le Steva Buryja du tchèque Pavel Černoch, lui aussi issu de l'Académie Janáček, confirme sa performance de l'opéra de Brno où il avait déjà incarné avec bonheur le personnage,  il rend bien la personnalité  d'un bellâtre alcoolisé qui a échappé à la conscription et la mollesse de riche héritier de Steva. Laca Clemen est l'heureuse spécialité de Stefan Margita qui en a fait sa carte de visite puisqu'il a chanté le rôle de Tel Aviv à San Francisco en passant par Paris, Lyon ou Houston. Il en donne une interprétation aussi brillante que sensible et rend merveilleusement bien compte de ce personnage à l'évolution complexe: l'amoureux éconduit et vengeur du début laisse place à l'amant coupable et bourré de remords qui finit par trouver le chemin pourtant très improbable d'un amour enfin partagé, sage et heureux. La qualité du jeu d'acteur dans la transformation morale du  personnage est remarquable. Il faut une grande voix et un grand acteur pour rendre compte de cette complexité, c'est ce que nous offre Stefan Margita, à qui on aurait tort de reprocher d'avoir approfondi le rôle. Un très grand Laca! Les rôles secondaires sont généralement bien tenus, avec surtout la performance très remarquée et très physique de la bergère  d'Angela Brower. 
Par delà monde machiste de l'opéra de Janáček, un monde de pauvreté, de misère, d'alcool et de violence parfois criminelle, il y a le message de pardon et de douceur d'une Jenufa qui parvient à transcender la douleur de la femme délaissée, lacérée dans sa chair et dont l'enfant a été assassiné, il y a cette rédemption quasi incroyable. Avec cet orchestre, ces choeurs, ce chef et le travail incomparable de ces chanteurs et de ces chanteuses, on parvient à y croire et l'opéra atteint à la grandeur de la tragédie antique, et on sort de là reconnaissant et transformé par les vertus cathartiques d'une musique aussi bien exécutée.
Prochaine représentation : le 16 mars à 19 heures. Et il reste des places! Cliquer ici puis sur k-a-r-t-e-n pour réserver.

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